Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/295

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après un certain temps, ce qu’il en fallait pour oublier complètement cette première distribution de scènes, quand il m’arrivait de reprendre ce feuillet, je sentais tout-à-coup, à chaque scène, gronder dans mon cœur et dans mon esprit un assaut tumultueux de sentimens et de pensées qui m’excitaient, et, pour ainsi dire, me forçaient à écrire ; j’en concluais aussitôt que ce premier plan était bon et tiré des entrailles mêmes du sujet. Si, au contraire, je ne retrouvais pas cet enthousiasme, égal ou même supérieur à ce qu’il était quand j’écrivais cette esquisse, je la changeais ou la brûlais. Le premier plan approuvé, le développement allait très-vite ; j’en écrivais un acte par jour, quelquefois plus, rarement moins ; et d’ordinaire, dès le sixième jour, la tragédie était née, sinon faite. De cette façon, n’admettant de juge que mon propre sentiment, toutes les tragédies que je n’ai pu écrire ainsi, et avec cette fureur d’enthousiasme, jamais je ne les ai achevées, ou si je les ai terminées, jamais du moins je ne les ai mises en vers. Tel fut le sort d’un Charles Ier, qu’immédiatement après le Philippe j’entrepris de développer en français ; au troisième acte de l’ébauche, mon cœur et ma main se glacèrent en même temps, et si bien que ma plume se refusa absolument à poursuivre. Même chose arriva à une tragédie de Roméo et Juliette, que je développai pourtant tout entière, mais avec effort et non sans me reprendre. Quelques mois après, quand je voulus revenir à cette malheureuse esquisse et la relire, elle me glaça tellement le cœur,