Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/400

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cette Sophonisbe à un juge compétent, je m’identifiais avec lui autant que je le pouvais, cherchant dans son maintien plus que dans ses paroles quel était, au fond, son véritable sentiment. Il m’écoutait sans sourciller ; mais moi qui m’écoutais aussi et pour deux, dès le milieu du second acte, je commençai à me sentir saisi d’un certain froid qui augmenta si fort au troisième, qu’il me fut impossible d’achever, et poussé d’un mouvement irrésistible, je jetai mon manuscrit dans le feu : nous étions tout-à-fait seuls, assis des deux côtés de la cheminée, et ce feu semblait m’inviter tacitement à faire de mon œuvre cette prompte et sévère justice. Un peu étonné de ce coup de tête bizarre et inattendu (il ne m’était échappé jusque là aucun mot qui dût lui faire pressentir ce dénouement), mon ami porta vivement les mains sur le manuscrit pour le préserver du feu ; mais déjà, à l’aide des pincettes dont je m’étais emparé précipitamment, j’avais si bien cloué la pauvre Sophonisbe entre les deux ou trois tisons qui brûlaient, qu’il lui fallut brûler à son tour ; en bourreau expérimenté, je ne lâchai les pincettes qu’après l’avoir vu flamber, se hâvir et s’en aller en lambeaux par le tuyau de la cheminée. Ce mouvement furibond était de même famille que celui de Madrid, quand je m’emportai contre le pauvre Élie ; mais il est beaucoup moins honteux, et il ne me fut pas inutile. Je me confirmai alors dans l’opinion que plusieurs fois déjà j’avais eue sur le sujet de cette tragédie, sujet ingrat, perfide, ayant au premier abord un faux air tragique,