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LIVRE II. — CHAPITRE III.

les stoïciens que toute proposition est vraie ou fausse. Est-elle vraie ou fausse, cette proposition : si tu dis que tu mens et que ce soit vrai, tu mens, tout en disant la vérité. Les stoïciens déclarent que ce sont là des propositions inexplicables (inexplicabilia) et demandent qu’on fasse exception pour elles. Mais pourquoi leur accorder cette concession ? Cette proposition n’est-elle pas exactement du même type que celle-ci, prise pour exemple par Chrysippe : si tu dis qu’il fait jour et que ce soit vrai, il fait jour ? Elle revient à dire : Si tu mens, tu mens ; or tu mens ; donc tu mens. — Chrysippe n’a pas pu en sortir[1].

Rien ne trouvait grâce devant Carnéade ; il allait jusqu’à contester la certitude de propositions mathématiques comme celle-ci : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles[2]. — En résumé rien n’est certain ; le plus sûr est de suspendre son jugement[3]. « Chasser de nos âmes ce monstre redoutable effarouché qu’on appelle la précipitation du jugement, voila, disait Clitomaque[4], le travail d’Hercule que Carnéade a accompli. »

Tout est incompréhensible (ἀϰαταληπτόν) ; voilà ce que Carnéade a prouvé. Rien de mieux en théorie. Mais la vie pratique est là qui demande elle aussi à être prise en considération. La conclusion naturelle de ce qui vient d’être établi, c’est qu’il faut ne rien croire, ne rien affirmer, qu’il faut suspendre son jugement. Mais d’autre part, pour agir, il faut croire. Il y a là une grande question dont la solution s’impose au sceptique. Nous avons vu la réponse que faisaient les pyrrhoniens et Arcésilas. À son tour, Carnéade doit résoudre le problème.

Ici se présente une difficulté peut-être insoluble, sur laquelle Hirzel[5], avec une grande sagacité, a pour la première fois attiré l’attention. Les témoignages que nous a conservés Cicéron

  1. Cic., Ac., II, xxx, 96.
  2. Galen., De optima doctrina, t. I, p. 45.
  3. Cic., Ac., II, xxxi, 98.
  4. Cic., Ac., II, xxxiv, 108.
  5. op. cit., p. 163, et seq.