Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/149

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
139
CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

religion populaire. Optimisme et finalité, déisme et polythéisme, tout se conciliait dans leur synthèse un peu confuse. Sur tous les points, Carnéade les combat : il nie la finalité, il conteste les preuves de l’existence des dieux, il soutient que l’idée qu’on se fait de la divinité est contradictoire, il réduit à l’absurde les partisans de la religion populaire.

Pourquoi soutenir que tout dans le monde est l’œuvre d’une intelligence sage et prévoyante[1] ? Est-ce parce que tout se fait avec ordre, parce que le cours des saisons, les astres obéissent à des lois invariables ? À ce compte, il faudrait dire que le flux et le reflux de l’Euripe, les marées de l’Océan, les retours de la fièvre quarte sont des choses divines. Est-ce parce que tout est fait pour le bien de l’homme ? Mais alors pourquoi tant de fléaux, d’animaux nuisibles, de maladies[2] ? Est-ce parce que tout tend au bien de chaque être en particulier ? Mais dira-t-on que c’est pour son plus grand bien que le pourceau est tué et mangé[3] ?

L’argument par lequel les stoïciens veulent prouver que le monde est intelligent peut servir à prouver tout ce qu’on veut[4]. Ils disent : ce qui a la raison vaut mieux que ce qui en est dépourvu ; rien n’est meilleur que le monde, donc le monde est doué de raison. On pourrait dire de même : il vaut mieux connaître la musique que de l’ignorer ; rien n’est meilleur que le monde, donc le monde est musicien.

Quand vous voyez une belle maison, dit encore Chrysippe[5],

  1. Toute cette argumentation rapportée par Cicéron (De Nat. Deor., III, IX, 23 et seq.) n’est pas expressément attribuée à Carnéade. Mais nous savons par Cicéron que Carnéade avait longuement discuté cette question ; de plus, quelques-unes des raisons invoquées par Cicéron nous sont données ailleurs (Porphyre, De abstin., III, 20 ; Sext., M., IX, 140 et seq.) comme étant de Carnéade. On est donc autorisé à croire que Cicéron avait sous les yeux ou au moins avait lu le livre de Clitomaque et qu’il s’en servait. Cf. Thiaucourt, Essai sur les traités philos. de Cicéron, Paris, Hachette, 1885, p. 230.
  2. Cic., Ac., II, XXXVIII, 120.
  3. Porphyre, De abstin., III, 20.
  4. Cic. De Nat. Deor., III, IX, 23.
  5. Ibid., X, 26.