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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

trompent, mais les Dieux ! Mieux valait ne pas donner la raison aux hommes s’ils devaient en abuser à ce point. Un médecin serait impardonnable de permettre à un malade de boire du vin pur s’il savait qu’il en boira trop et mourra.

Que dire enfin des maux dont sont accablés les plus honnêtes gens et du triomphe des criminels ? Pisistrate régna longtemps à Athènes ; Denys, qui s’était tant moqué des Dieux, fut trente-huit ans tyran de Syracuse. Et que d’exemples semblables I Quelques criminels, il est vrai, sont punis : justice tardive et qui ne répare rien. Pourquoi ne pas les frapper avant qu’ils aient fait tant de mal[1] ?

Et ces Dieux dont on parle tant, quelle idée pouvons-nous nous en faire ? Ils sont, disent les stoïciens, des êtres vivants et corporels. Mais il n’y a point de corps qui ne puisse périr : les Dieux ne sont donc pas immortels. Tout être vivant est exposé à sentir le choc des objets extérieurs, par conséquent à être divisé, mis en pièces, c’est-à-dire à mourir. Tout corps est sujet au changement : la terre peut être divisée, l’eau comprimée ; le feu et l’air cèdent au moindre choc ; comment n’en serait-il pas de même d’un être formé de ces éléments ?

Tout être vivant a des sens : c’est le signe distinctif des êtres vivants. Loin de refuser aux Dieux les sens que nous avons, il faut leur en attribuer de plus nombreux et de plus délicats. Mais toute sensation, de l’aveu de Chrysippe, est une altération : un être capable d’altération est exposé à périr. De plus, avoir des sens, c’est être capable de sentir le chaud et le froid, le doux et l’amer, par suite, le plaisir et la douleur. C’est donc chercher ce qui plaît, éviter ce qui fait souffrir, c’est-à-dire ce qui est contraire à la nature ; mais ce qui est contraire à la nature peut amener la mort. Et ne sait-on pas que toute sensation portée à l’extrême est une cause de destruction ?

Vivante[2], la divinité doit être heureuse, mais le bonheur ne

  1. Cette argumentation est formellement attribuée à Carnéade par Cicéron (De Nat. Deor., III, xii, 29 et seq.) et par Sextus (M., IX, 140 et seq.).
  2. Cette partie n’est pas formellement attribuée à Carnéade ; mais, chez Cicéron