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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

nous avertissent pas. Or il y a des Dieux, donc ils nous avertissent.

Admirable raisonnement ! Mais comme il prend pour accordées une foule de choses dont on dispute ! « S’il y a des Dieux, ils sont bienveillants aux hommes. » Qui vous accorde cela ? Est-ce Épicure ? « Ils n'ignorent rien. » Beaucoup de grands hommes l’ont contesté. « Il nous importe de connaître l’avenir. » De bons esprits n’en conviennent pas. « Il n’est pas indigne d’eux de nous le faire connaître. » Sans doute ils visitent la maison de chacun pour savoir ce qui lui est utile ! « Or il y a des Dieux. » Tout le monde en convient donc ?

Chrysippe a rempli tout un volume[1] de récits d’oracles et de songes. Mais dans ces prédictions, que d’équivoques ! Quand l’oracle avertit Crésus qu’en passant le fleuve Halys, il renverserait un grand empire, il était bien sûr de ne pas se tromper : l’empire de Crésus serait renversé, à moins que ce ne fût celui de son ennemi. Quelques prédictions se sont vérifiées : c’est un hasard. N’a-t-on pas ouï dire qu’elles n’étaient pas toujours désintéressées ? Démosthènes n’accusait-il pas la Pythie de philippiser ? Et pourquoi les oracles sont-ils devenus moins fréquents ? Pourquoi la Pythie est-elle à peu près muette ? Le temps aurait-il affaibli ces exhalaisons de la terre qui inspiraient la Pythie ? C’est donc comme le vin et les salaisons qui se gâtent avec les années. Mais quelle est cette force divine que le temps peut affaiblir ? Car c’est vraiment une force divine, si jamais il y en eut, qui donne la prévision de l’avenir, et permet à ses interprètes de parler en vers. Et quand s’est-elle évanouie ? Est-ce depuis que les hommes sont devenus moins crédules ? Les oracles s’en vont ; la fortune n’est plus fortunée qu’à Préneste[2].

C’est surtout par les rêves que les Dieux interviennent dans les affaires humaines. Mais pourquoi y a-t-il tant de rêves trompeurs[3] ? Est-il digne des Dieux d’égarer de faibles

  1. lvi, 115.
  2. xli, 87.
  3. lxii, 137.