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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

Le seul moyen que nous apercevions de résoudre cette difficulté est d’admettre que, suivant Carnéade, la fin la plus plausible que l’activité humaine puisse se proposer est de rechercher les biens naturels, τὰ πρῶτα κατὰ φύσιν. Nous y sommes conviés par une sorte d’instinct, d’impulsion naturelle, ὁρμή, qui semble bien jouer ici le même rôle que la sensation probable : c’est une donnée naturelle que nous recevons, qui s’impose à nous et peut servir de règle ou de critérium pratique, sans qu’on introduise aucun principe dogmatique, aucun élément rationnel, ou, comme nous disons aujourd’hui, à priori.

La morale ainsi conçue n’est pas nécessairement une morale sensualiste. Parmi les biens naturels, nous en avons pour garant Cicéron, Carnéade ne comptait pas seulement les avantages corporels, comme la beauté ou la santé, mais les qualités de l’esprit[1]. Il pouvait ainsi conserver le nom de vertu, et même celui d’honnêteté[2], en l’entendant, il est vrai, autrement que les stoïciens ; il y a une vertu et une honnêteté naturelles, sans prétentions dogmatiques, telles que les comprend d’ordinaire le sens commun. Ainsi entendues, les idées de Carnéade ne s’éloigneraient pas beaucoup, du moins si on considère l’application, des théories d’Aristote et de l’Académie, qui faisaient une large part au bonheur dans la définition du souverain bien.

Mais, dira-t-on « si telles étaient les vues de Carnéade, elles se rapprochaient singulièrement de celles des stoïciens, qui, eux aussi, recommandaient la recherche des πρῶτα κατὰ φύσιν. Et alors, pourquoi les attaquer si vivement ?

Mais d’abord, répondrons-nous, c’est justement ce que leur

  1. Fin., V, vii, 18 : « In quibus numerant incolumitatem…, quoram similia sunt prima in animis, quasi virtutum igniculi et semina. » Hirzel (op. cit., p. 195, 2) s’évertue à prouver que ces dernières paroles ne doivent pas être mises sur le compte de Carnéade, mais sont une addition de Cicéron. Nous ne voyons, pour justifier cette conjecture, aucune raison plausible. Carnéade pouvait, sans être infidèle a son point de vue, parler de semences de vertu, et même de vertus. Pyrrhon et Timon ont bien tenu ce langage.
  2. Il accordait même l’emploi de ce mot dans la doctrine d’Épicure. Cic. Fin., V, vii, 19 : « Ut honestum sit facere omnia voluptatis causa. »