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LIVRE II. — CHAPITRE IV.

les a exposés nettement, il a du moins le mérite de la franchise[1].

Sans doute, c’est une disposition très fréquente, et fort honorable, de ne pas vouloir livrer à la discussion le principe même de la morale. Nous sommes blessés quand nous entendons mettre en question l’idée du devoir ; nous voudrions qu’elle fût en dehors et au-dessus de tout débat. Mais avons-nous le droit de l’exiger ? Et si nous l’exigeons, où sera la limite ? Il y a des gens qu’offense le moindre doute élevé sur l’existence de Dieu : s’interdira-t-on d’examiner cette question ? Il y a des personnes qui s’indignent qu’on puisse discuter l’existence du monde extérieur : l’admettra-t-on sans examen ? Il faut à des philosophes plus de philosophie. Il faut se résigner à voir tout remettre en question, sans exception ; il faut surtout s’abstenir de suspecter la bonne foi de ses adversaires, quelle que soit la thèse qu’ils soutiennent, même s’ils n’en soutiennent aucune.

Toute la question est de savoir dans quel esprit, avec quelles intentions Carnéade a exposé tour à tour le pour et le contre. Est-ce un sophiste qui se plaît à porter le trouble dans les consciences ? Est-ce un philosophe qui expose sincèrement ses perplexités ?

Sophiste est bientôt dit ; mais quel étrange sophiste, si constamment occupé à réfléchir qu’il en perd presque le boire et le manger ! Que nous voilà loin de ces charlatans dont Platon nous a laissé le portrait !

Un des traits caractéristiques du sophiste, c’est apparemment de faire des sophismes. On parle souvent de la dialectique captieuse de Carnéade ; M. Martha lui-même a répété ce reproche. Nous osons dire que rien n’est moins fondé. Dans tous les raisonnements de Carnéade qui sont arrivés jusqu’à nous, il n’y a

  1. Ceux qui reprochent à Carnéade d’avoir dit ce qu’il faut taire, l’accablent à l’aide de textes de Cicéron où ses idées sont considérées comme perturbatrices et corruptrices de la jeunesse. Aimerait-on mieux qu’il eût fait comme Cicéron, qui disait en public le contraire de ce qu’il pensait, qui ne croyait pas aux dieux, et faisait le dévot par politique, qui raillait la divination et était augure ? De Cicéron ou de Carnéade, lequel est le plus estimable ?