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CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.

renfermer dans le silence et de ne donner aucune prise à ses adversaires ; il n’a pas craint d’exprimer ses propres idées et de s’exposer à son tour à la critique[1]. Si ce n’est pas dans le rapport des sensations aux choses que nous pouvons trouver le critérium de la vérité, puisqu’il est impossible de nous placer entre la sensation et l’objet pour vérifier la ressemblance, si ce n’est pas non plus la force de l’impression qui peut nous servir de règle, il ne reste plus à considérer que la combinaison, l’ordre des représentations. C’est ainsi que, l’un des premiers, Carnéade a insisté avec beaucoup de finesse sur le rôle que joue l’association des idées pour déterminer une sensation actuelle, pour l’attribuer à un objet et la situer dans un point de l’espace. C’est moins la sensation actuelle que le cortège des idées que l’esprit y ajoute en souvenir de l’expérience passée, qui fait la connaissance. Par là, le grossier sensualisme des stoïciens se trouvait déjà dépassé. Par là aussi, l’argument tiré des erreurs des sens cessait de valoir contre la connaissance sensible. Il est absurde que deux objets différents produisent une même sensation, s’il doit y avoir autant de sensations spécifiquement distinctes qu’il y a d’objets. Mais si l’objet, au lieu d’être directement perçu par nous, est un groupe de représentations, rien n’empêche plus que la même représentation fasse partie de plusieurs groupes différents. Je ne puis prendre Castor pour Pollux, si la sensation produite en moi par Castor est tout ce qui me donne l’idée de Castor ; s’il faut que j’y ajoute beaucoup d’autres éléments qui la déterminent, on comprend qu’ajoutant des éléments qui ne lui conviennent pas, je forme l’idée de Pollux : l’erreur n’est pas dans la sensation, elle vient de l’usage que j’en fais.

Aristote, il faut le reconnaître, avait déjà proclamé le caractère relatif de la sensation et soutenu que la sensation prise en

  1. Il est vraisemblable, comme le conjecture Philippson (De Philodemi libro qui est Περὶ σημείων, p. 67, Berlin 1881), que Carnéade a emprunté quelques-unes de ses idées aux médecins empiriques, et qu’il a, à son tour, exercé une certaine influence sur l’épicurien Zénon, auteur d’une importante et curieuse théorie de l’induction. Zénon avait certainement été un des admirateurs enthousiastes de Carnéade. (Cic. Ac., I, xii, 46.)