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ÆNÉSIDÈME. — HÉRACLITÉISME.

Malgré toute l’autorité de Zeller, nous ne pouvons accepter cette hypothèse. Comment comprendre que Sextus, d’ordinaire très exact, ait accueilli à la légère et sans songer à la contrôler, une opinion qui attribuait à l’un des chefs de l’école sceptique une véritable défection ? Mais surtout comment concilier cette hypothèse avec le passage où Sextus dit en propres termes qu’Ænésidème regardait le scepticisme comme un acheminement vers l’héraclitéisme ? Il n’est pas possible que ce soit là une explication que Sextus se serait donnée à lui-même : c’est le langage même d’Ænésidème. Il faut donc renoncer à récuser simplement les textes où Ænésidème nous est présenté comme un dogmatiste.

L’espoir de concilier des textes, à première vue si inconciliables, devait tenter quelque esprit ingénieux et subtil. Dans une très intéressante et forte étude sur le scepticisme dans l’antiquité, Natorp[1] a entrepris cette tâche difficile. Pour l’honneur d’Ænésidème et de Sextus, Natorp ne peut admettre ni que l’un se soit si ouvertement contredit, ni que l’autre ait été le scribe inintelligent et étourdi que supposent Ed. Zeller et Diels. Il soutient que tout en proclamant avec Héraclite la coexistence des contraires dans les mêmes objets, Ænésidème n’a pas cessé d’être sceptique. En effet, ce n’est pas dans les choses mêmes, au sens dogmatique du mot[2], que les contraires coexistent, c’est seulement dans les apparences, dans les phénomènes. Déjà Prota-

  1. Untersuchungen über die Sceptis im Alterthum (Rheinisches Museum, t. XXXVIII, 1883). Cette étude a été reproduite dans l’ouvrage déjà cité : Forschungen zur Geschichte den Erkenntnissproblems im Alterthum, Berlin, Hertz, 1884. Une opinion analogue a été aussi défendue presque en même temps par Hirzel, op. cit.
  2. Pour justifier cette différence, Hirzel insiste sur le passage de Sextus, M., VIII, 8, où Ænésidème dit seulement que les phénomènes sont ἀληθῆ tandis qu’Épicure, qui est dogmatiste, appelle les choses sensibles ἀληθῆ καὶ ὄντα. Mais cette différence d’expression n’a pas la portée que lui prête Hirzel : les mots employés par Épicure sont uniquement destinés à expliquer la définition de la vérité qui va suivre. Et si, dans la pensée de Sextus, la théorie d’Ænésidème avait un sens purement phénoméniste, comment comprendre qu’il l’eût placée entre deux thèses tout à fait dogmatiques, celle de Platon et celle d’Épicure ? L’argument fondé sur l'étymologie du mot ἀληθές (τὸ μὴ λῆθον) nous paraît aussi bien subtil et peu probant.