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LIVRE III. — CHAPITRE IV.

Il y a plus : on peut concevoir qu’en adhérant au dogmatisme héraclitéen, Ænésidème ait prétendu conserver, en ce qu’elles avaient d’essentiel, ses idées sceptiques[1]. Tous les arguments exposés ci-dessus ont pour but d’établir que la chose en soi, la réalité dégagée de tout rapport avec l’esprit ou avec d’autres choses, est inconnaissable. Que dit-il à présent avec Héraclite ? Que la chose en soi, la réalité n’est pas ceci plutôt que cela, mais qu’elle est tout à la fois, qu’en elle les contraires s’identifient. Par suite, il reste vrai qu’on n’en peut rien dire. Dans l’héraclitéisme, comme dans le pyrrhonisme, ce que le sage a de mieux à faire, dans chaque cas particulier, c’est de ne rien affirmer. En se ralliant au dogmatisme héraclitéen, Ænésidème n’abandonne aucune des thèses qu’il avait précédemment soutenues ; il reste vrai que nous ne connaissons pas la vérité en soi, les causes réelles, et qu’il n’y a point de démonstration possible. Mais ces thèses, d’abord isolées dans la période pyrrhonienne, sont réunies et forment un tout dans la nouvelle doctrine qu’adopte le sceptique converti. Il n’y a point de science : voilà ce qu’il avait dit d’abord. Il sait plus tard pourquoi il n’y a pas de science.

C’est à peu près ce qu’un autre sceptique, disciple lui aussi d’Héraclite, avait soutenu. On a vu ci-dessus[2] comment, suivant Protagoras, l’intelligence humaine, suivant le point de vue où elle est placée, découpe, pour ainsi dire, dans la réalité des parties différentes, qu’elle voit à l’exclusion des autres, également existantes pourtant, et réelles au même titre. Qu’y aurait-il d’étonnant si, après avoir été sceptique comme Pyrrhon, Ænésidème était devenu sceptique comme Protagoras ?

Qu’on ne dise pas qu’il y aurait là une sorte de retour en arrière et une substitution d’une doctrine plus faible à une doctrine plus forte. Si, en un sens, la réserve pyrrhonienne, qui interdit de rien affirmer, est logiquement plus satisfaisante, et

  1. Cf. Brandis, Geschichte der Entwickelungen der griechischen Philosophie, t. II, p. 207 (Berlin, Reimer, 1864).
  2. P. 14. V. Sext., P., I, 218.