Il y a plus : on peut concevoir qu’en adhérant au dogmatisme héraclitéen, Ænésidème ait prétendu conserver, en ce qu’elles avaient d’essentiel, ses idées sceptiques[1]. Tous les arguments exposés ci-dessus ont pour but d’établir que la chose en soi, la réalité dégagée de tout rapport avec l’esprit ou avec d’autres choses, est inconnaissable. Que dit-il à présent avec Héraclite ? Que la chose en soi, la réalité n’est pas ceci plutôt que cela, mais qu’elle est tout à la fois, qu’en elle les contraires s’identifient. Par suite, il reste vrai qu’on n’en peut rien dire. Dans l’héraclitéisme, comme dans le pyrrhonisme, ce que le sage a de mieux à faire, dans chaque cas particulier, c’est de ne rien affirmer. En se ralliant au dogmatisme héraclitéen, Ænésidème n’abandonne aucune des thèses qu’il avait précédemment soutenues ; il reste vrai que nous ne connaissons pas la vérité en soi, les causes réelles, et qu’il n’y a point de démonstration possible. Mais ces thèses, d’abord isolées dans la période pyrrhonienne, sont réunies et forment un tout dans la nouvelle doctrine qu’adopte le sceptique converti. Il n’y a point de science : voilà ce qu’il avait dit d’abord. Il sait plus tard pourquoi il n’y a pas de science.
C’est à peu près ce qu’un autre sceptique, disciple lui aussi d’Héraclite, avait soutenu. On a vu ci-dessus[2] comment, suivant Protagoras, l’intelligence humaine, suivant le point de vue où elle est placée, découpe, pour ainsi dire, dans la réalité des parties différentes, qu’elle voit à l’exclusion des autres, également existantes pourtant, et réelles au même titre. Qu’y aurait-il d’étonnant si, après avoir été sceptique comme Pyrrhon, Ænésidème était devenu sceptique comme Protagoras ?
Qu’on ne dise pas qu’il y aurait là une sorte de retour en arrière et une substitution d’une doctrine plus faible à une doctrine plus forte. Si, en un sens, la réserve pyrrhonienne, qui interdit de rien affirmer, est logiquement plus satisfaisante, et