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LIVRE III. — CHAPITRE V.

elle ne l’est pas uniquement et essentiellement ; elle l’est sans perdre sa nature propre ; elle est à la fois, comme dirait Platon, la même que le sensible et autre que le sensible. Le sceptique ne l’entend pas ainsi : il prend les termes au pied de la lettre. Vous accordez, dira-t-il, que le vrai est sensible ; cela veut dire que vrai et sensible sont une seule et même chose, ou, en votre langage, que là où se trouve le rapport exprimé par le mot vrai, là se trouve nécessairement le rapport exprimé par le mot sensible. — Là où nous avons entendu que deux choses, d’ailleurs distinctes, sont rapprochées, confondues en un même objet, et, en ce sens, identiques, il entend qu’il y a une identité absolue et définitive : il comprend que l’une des choses abdique sa nature et devient l’autre. Le vrai est le sensible. Une chose n’est plus vraie en même temps qu’elle est sensible, mais parce qu’elle est sensible. En langage moderne, on dirait que, pour le sceptique, le lien qui unit les deux termes est analytique, tandis que, pour nous, il est synthétique.

Il est aisé de voir, d’ailleurs, que cette seconde équivoque dérive de la première. Si vous considérez le vrai et le sensible comme choses en soi, en disant que l’une est l’autre, vous ne pouvez que les identifier complètement : c’est une identité d’essence que vous proclamez. Une chose peut avoir diverses relations avec d’autres choses ; elle ne peut, en elle-même, être plusieurs choses.

On voit par là comment se résout la difficulté. Le vrai est-il sensible ou intelligible ? Il est tantôt l’un, tantôt l’autre, ni l’un ni l’autre absolument. — Mais, objecte le sceptique, c’est ce dont on dispute ; en d’autres termes, on ne peut distinguer les cas où il est sensible de ceux où il est intelligible. — Ceci est une autre question, celle du critérium de la vérité, qu’il faudra résoudre à part. — Mais « il est logique, ajoute-t-il[1], que toutes les choses sensibles soient vraies ou fausses ; car, en tant que sensibles, elles sont toutes semblables : l’une ne l’est pas plus,

  1. Sext., M., VII, 47.