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LIVRE III. — CHAPITRE V.

servations analogues. Si on analyse l’idée de cause, on voit sans peine qu’elle implique une relation, et cela à un double point de vue. D’abord une chose ne peut être conçue comme cause que par rapport à son effet : c’est un point qu’Ænésidème ne paraît pas avoir touché, et qu’ont envisagé seulement les sceptiques ultérieurs. Mais, en outre, l’acte de pensée par lequel une chose est connue en elle-même est autre que celui par lequel elle est connue comme cause. La chose est d’abord conçue en elle-même, en son essence ; puis elle est envisagée comme cause : la causalité est une relation qui se surajoute à l’idée que nous avons de la chose, sans la détruire et sans se confondre avec elle. Mais le sceptique ne l’entend pas ainsi. Ici encore, autorisé, il faut bien le dire, par le langage et par l’usage, il considère la causalité comme une propriété réelle et objective qui appartiendrait aux choses : il en fait une chose en soi. De plus, cette propriété est identifiée avec la chose même en qui elle est supposée exister : ne dit-on pas qu’une chose est la cause d’une autre ? Par suite, si une chose est cause, elle l’est absolument, par son essence, en sa nature intime. Dès lors, il faut comprendre comment cette essence déterminée peut produire autre chose qu’elle-même. Mais la question, ainsi posée, est absurde. Une chose donnée, définie en son essence, ne peut que demeurer ce qu’elle est. Dire qu’elle est cause, ce serait dire qu’elle est autre chose qu’elle-même : ce serait se contredire. En langage moderne, nous dirions que de l’idée d’une chose on ne tirera jamais analytiquement l’idée d’une autre chose ; et cela demeure vrai si, au lieu d’une seule essence, on en considère plusieurs réunies ou juxtaposées. En d’autres termes, comme Hume et Kant l’ont montré, le rapport de causalité est un rapport synthétique. Les deux termes posés comme cause et effet ne sont pas donnés à la pensée humaine comme identiques, mais seulement comme liés d’une certaine manière, sous une catégorie sui generis qu’on appelle la causalité. C’est ce qu’Ænésidème a compris, et c’est pourquoi il est juste de voir en lui, comme l’a fait Saisset, un précurseur des philosophes que nous venons de nommer.