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LIVRE III. — CHAPITRE VI.

Agrippa[1] paraît être le premier qui ait vu l’enchaînement de ces tropes, et qui en ait aperçu la portée abstraite ; il est le premier qui en ait fait un système. C’est à ce titre qu’il en est l’inventeur.

Les cinq tropes peuvent être considérés comme la formule la plus radicale et la plus précise qu’on ait jamais donnée du scepticisme. En un sens, encore aujourd’hui, ils sont irrésistibles. Quiconque accepte la discussion sur les principes, quiconque ne les déclare pas supérieurs au raisonnement et connus par une immédiate intuition de l’esprit, admis par un acte de foi primitif, dont on n’a pas à rendre compte, et qu’on n’a pas besoin de justifier, ne saurait échapper à cette subtile dialectique. Encore, l’effort par lequel le dogmatisme de tous les temps se soustrait à l’étreinte du scepticisme a-t-il été prévu par Agrippa : c’est ce qu’il appelle l’hypothèse, l’acte de foi par lequel on pose les principes comme vrais. Il a seulement tort de le déclarer arbitraire. Ce n’est pas arbitraire qu’il faut dire, mais libre. On est libre sans doute de refuser son adhésion aux vérités primordiales : voilà ce qu’Agrippa a bien vu. Mais on est libre aussi de la leur accorder. Or, entre ceux qui refusent cette adhésion et ceux qui la donnent, la balance n’est pas égale, comme le croit le sceptique : la nature nous incline d’un côté, celui de la vérité, et le fait qu’on peut ne pas user de la liberté, ou en abuser, ne prouve rien contre l’usage légitime qu’on en peut faire. Pourtant, si on fait ainsi usage de sa liberté (et c’est ce que le dogmatisme a toujours fait, ce qu’il doit faire), il faut avouer qu’on donne en un sens raison au sceptique. On convient que la raison ne peut pas tout justifier, qu’elle est impuissante, réduite à ses seules forces, à produire tous ses titres, qu’il faut chercher ailleurs le principe de la vérité et de la science.

En résumé, le scepticisme a parcouru trois étapes. Avec Pyr-

    plir le même office ; et les deux listes demeurent très nettement distinctes. Celle d’Ænésîdème est plutôt une liste d’erreurs ou de sophismes qu’une série d’arguments enchaînés entre eux, et applicables à tous les cas possibles.

  1. Natorp (p. 301) ne nous paraît pas rendre justice à Agrippa.