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LIVRE IV. — CHAPITRE II.

aussi mortels, doués d’intelligence, et jusqu’à un certain point de science. Les sceptiques aimaient à énumérer longuement les arguments qui prouvent que l’intelligence des animaux n’est guère inférieure à celle de l’homme.

D’ailleurs, si l’homme peut se connaître, il s’y emploiera tout entier, ou il n’y emploiera qu’une partie de lui-même. S’il s’y emploie tout entier, il ne restera plus rien à connaître ; et s’il n’emploie qu’une partie de lui-même, est-ce par le corps qu’il connaîtra les sens et la pensée ? Mais le corps est sourd et sans raison : il ne peut rien comprendre ; il faudrait d’ailleurs qu’il devînt analogue à ce qui est connu[1], c’est-à-dire aux idées et aux sensations ; il deviendrait donc l’objet de sa propre recherche, ce qui est absurde. Est-ce par les sens qu’il connaîtra le corps et la pensée ? Mais les sens sont privés de raison et ne savent rien ; la vue même ne peut percevoir que l’étendue superficielle, et non la profondeur : autrement elle saurait distinguer les statues d’or de celles qui ne sont que dorées. Enfin les sens ne sauraient connaître que des qualités, et non le corps lui-même. Bien plus : ils ne se connaissent pas eux-mêmes : comment la vue connaîtrait-elle la vue ? Est-ce par la pensée qu’il connaîtra le corps et les sens ? Mais la pensée devra devenir analogue à ce qu’elle connaît, c’est-à-dire corporelle et sensible, et il n’y aura plus rien qui puisse connaître. Et la pensée ne peut pas même se connaître elle-même : autrement elle connaîtrait le lieu où elle se trouve, et les philosophes ne seraient pas aussi embarrassés pour dire si elle réside dans le cerveau ou dans le cœur.

L’idée même d’un critérium ne peut s’entendre. Ceux qui se croient en possession d’un critérium l’affirment-ils sans démonstration ? On pourra avec un droit égal leur opposer une assertion contraire. Apportent-ils une démonstration ? Pour en juger la valeur, il faudra un critérium sur lequel tout le monde

  1. Sextus semble appliquer sans le dire la maxime aristotélicienne, que le semblable peut seul connaître le semblable, ou que le sujet et l’objet de la connaissance se confondent dans l’acte de connaissance.