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PYRRHON.

cherchait la solitude, et s’il travaillait à devenir homme de bien, c’est qu’il n’avait jamais oublié les paroles de l’Indien qui avait reproché à Anaxarque d’être incapable d’enseigner aux autres la vertu, et de fréquenter trop assidûment le palais des rois.

Pourtant il faut se garder de diminuer l’originalité de Pyrrhon, et de le réduire au rang d’un simple imitateur de la sagesse orientale : il est plus et mieux qu’un gymnosophiste indien. Nous connaissons mal les pensées de ces sages de l’Orient et nous ne savons pas par quelles raisons ils justifiaient leur renoncement. Mais si, comme il est permis de le présumer, c’est surtout des préceptes du Bouddha qu’ils s’inspiraient, on voit la distance qui les sépare du Grec savant et subtil, expert à tous les jeux de la dialectique, informé de toutes les sciences connues de son temps. Ce n’est pas uniquement sous l’influence de la tradition, de l’éducation et de l’exemple, que le contemporain d’Aristote est arrivé au même état d’âme. Ce n’est qu’après avoir fait en quelque sorte le tour des doctrines philosophiques, comme il avait fait le tour du monde, qu’il s’est reposé dans l’indifférence et l’apathie, non parce qu’il ignorait les sciences humaines, mais parce qu’il les connaissait trop. Il joint la sagesse grecque à l’indifférence orientale, et la résignation revêt chez lui un caractère de grandeur et de gravité qu’elle ne pouvait avoir chez ceux qui furent ses modèles.

En résumé, l’enseignement de Pyrrhon fut tout autre que ne le disent la plupart des historiens. Où ils n’ont vu qu’un sceptique et un sophiste, il faut voir un sévère moraliste, dont on peut à coup sûr contester les idées, mais qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Le scepticisme n’est pas pour lui une fin : c’est un moyen ; il le traverse sans s’y arrêter. Des deux mots qui résument tout le scepticisme, époque et adiaphorie, c’est le dernier qui est le plus important à ses yeux. Ses successeurs renversèrent l’ordre et firent du doute l’essentiel, de l’indifférence, ou plutôt de l’ataraxie, l’accessoire. En gardant la lettre de sa doctrine, ils en altérèrent l’esprit. Pyrrhon eût souri peut-être