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L’isolement pouvait expliquer la persistance des coutumes ; mais ces coutumes elles-mêmes gardaient une saveur d’originalité, dont les Grecs ne trouvaient pas chez eux l’équivalent. Et en fait, les progrès de l’archéologie préhistorique révèlent chez ces peuples les indices de plus en plus nombreux d’une civilisation primitive foncièrement différente de celle de l’Europe centrale. Le groupe d’animaux domestiques n’est pas le même ; il ne se compose à l’origine que de la chèvre, du mouton, du chien ; le bœuf et le porc ne semblent y avoir été introduits que plus tard ; la chèvre est par tradition l’animal qui sert à la nourriture[1]. La langue enfin nous a conservé une preuve frappante de l’originalité du monde ibérique : le dialecte ibère encore actuellement en usage aux confins de la Gascogne ne ressemble à aucune des langues de l’Europe ; c’est une sorte de témoin linguistique, dernier représentant d’une famille de langues qui dut être nombreuse, et grâce auquel on peut expliquer l’analogie de certains noms de lieux épars du Sud de la France au Sud de l’Espagne[2].

Ce monde ibérique représente en son état actuel une réduction d’un état ancien qui embrassait un groupe considérable de peuples ayant entre eux des rapports de culture commune. Les témoignages classiques sont nombreux et précis pour attester son extension au Nord des Pyrénées. Ils nous la montrent, au Ve siècle avant notre ère, embrassant le Sud de notre pays jusqu’à la Garonne et au Rhône ; mais quelle a pu être, antérieurement à cette époque, la surface occupée par ces anciennes couches de population ? Voilà ce qu’il est difficile, dans l’état présent des recherches, de déterminer.

On peut affirmer toutefois que cette surface avait couvert au Nord des Pyrénées une étendue plus ample que celle qu’indiquent les textes. Cette civilisation, si profondément empreinte d’archaïsme, nous reporte à une période assez lointaine pour qu’il soit naturel de tenir compte, en l’étudiant, des conditions créées en Europe par la grande extension des glaciers quaternaires [3]. C’est dans les régions restées à peu près indemnes des changements apportés alors à la nature vivante, c’est-à-dire en Espagne et dans le Nord de l’Afrique, que s’était formée cette civilisation : son expansion fut naturellement dirigée vers les contrées qui avaient échappé le mieux à ces mêmes changements. Aucune ne pouvait être plus favorable au dévelop-

  1. Posidonius, dans Strabon, III, III, 7. — Il en est encore ainsi dans l’Andorre.
  2. Illiberris, ancien nom de Grenade ; Elimberris, Auch ; Illiberris, Elne ; Calagurris, Calahorra en Espagne, etc.
  3. A mesure que la question dite glaciaire a été serrée de plus près, on a été amené à reconnaître qu’il existe un rapport entre les faits assez complexes qui ont signalé cet épisode de la vie terrestre et la répartition des civilisations primitives. Quelques mots d’explication ne seront pas inutiles sur ce point.
    La question a été renouvelée depuis environ un quart de siècle par des recherches de plus en plus amples et méthodiques. Nous savons maintenant que par le nom de période glaciaire il faut entendre en réalité non une période pendant laquelle l’extension extraordinaire des glaces aurait été continue, mais une série d’époques marquées par de grandes oscillations de climat, dont l’influence se fit sentir sur l’ensemble de la Terre. Les progrès des glaciers furent coupés d’intervalles de recul, pendant lesquels le climat se rapprochait de celui de l’époque actuelle. Ces intervalles furent assez longs pour que la végétation eût le temps de reconquérir les espaces qu’elle avait dû abandonner. Une constatation non moins importante, c’est qu’il y eut de grandes inégalités dans l’étendue que couvrirent à diverses époques les glaciers. Jamais, dans leurs empiétements successifs, ils ne semblent avoir atteint l’extension qu’ils avaient prise au moment de l’une de leurs premières invasions : celle que marque, par une ligne rouge, la carte insérée plus loin (no 2). À cette époque, les glaciers Scandinaves poussèrent leurs moraines frontales jusqu’en Saxe et en Belgique ; ceux des Alpes s’avancèrent jusqu’à Lyon ; il y eut dans les Vosges et en Auvergne des glaciers analogues à ceux qui se voient présentement dans les Alpes.
    L’homme existait pendant cette période, et manifestait son activité par des essais d’industrie (civilisation paléolithique et néolithique). Si par les invasions temporaires des glaciers une grande partie de l’Europe fut longtemps interdite au développement de la vie, d’autres régions au contraire s’y montrèrent alors plus favorables qu’elles le sont actuellement. Tel fut le cas pour les régions en partie aujourd’hui sèches et arides, du bassin méditerranéen et du Nord de l’Afrique. Les vestiges d’érosions puissantes laissés par les eaux indiquent qu’un climat plus humide que celui de nos jours y régna, pendant que le Nord de l’Europe était sous les glaces. Les traces de civilisation très ancienne qu’on découvre dans le Sud de l’Europe et jusque dans les parties inhabitées du Sahara, s’expliquent par ces conditions favorables. C’est à ces origines que se rattache l’ensemble de coutumes qui caractérise ce que nous avons appelé le monde ibérique, et qui remonte à une date reculée dans la préhistoire.
    A la lumière de ces faits, dont la plupart n’ont été dégagés que dans ces dernières années, on voit aisément qu’une distinction, chronologique aussi bien que géographique, s’impose entre les sociétés primitives. Les contrées qui, comme le Sud de l’Europe, jouirent d’une immunité presque complète, et celles même qui, comme la France, ne furent que très partiellement atteintes par les glaciers, offrirent plus de facilités aux œuvres naissantes de la civilisation. Entre les contrées mêmes que les glaciers couvrirent entièrement, il y eut de grandes différences. Celles qui, comme l’Allemagne centrale et la Belgique, ne furent envahies qu’à l’époque de la plus grande extension glaciaire et restèrent indemnes dans la suite, s’ouvrirent plus tût au développement des sociétés humaines, que la Scandinavie et l’Allemagne du Nord, qui eurent à subir à plusieurs reprises le retour offensif des glaces.
    I. Voir Carte Frontispice.