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Page:Vigneron - Portraits jaunes, 1896.pdf/38

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PORTRAITS JAUNES

arroyos. Au bord de l’eau, une population grouillante, affairée, travailleuse, qui donne l’impression d’une énorme fourmilière dont on n’aperçoit pas les limites ; et dans les villes fort rapprochées, où les habitants se comptent par centaines de mille, même spectacle, même mouvement, même labeur incessant, même lutte pour l’existence, struggle for life.

De sorte que l’étranger, le missionnaire, qui à première vue a haussé les épaules et souri, saisi qu’il était par certains côtés enfantins et tels procédés primitifs, qu’il n’est guère accoutumé à voir dans son pays natal, se sent pris d’un puissant intérêt mélangé d’un involontaire respect pour ce qu’il voit : l’effort de tout un peuple, le travail universel ; et il se dit encore que ce peuple serait le premier du monde s’il était bien dirigé, et même qu’il deviendrait alors gênant, alarmant, redoutable.

C’est qu’en vérité il est mal dirigé. Pliant le dos devant le despotisme et les exactions de ses mandarins, il laisse faire et marche au jour le jour sans souci du lendemain, vivant la plupart du temps dans une profonde indifférence religieuse et politique.

Quelle est la raison de cette indifférence ?

C’est, je crois, d’abord son éloignement de tout, qui l’empêche d’établir des points de comparaison. Privés de voies de communications rapides, il y a des millions de Chinois, de l’ouest au nord, qui ne connaissent que de nom l’Europe et ses inventions merveilleuses. De plus, un des traits distinctifs du caractère chinois, c’est une vénération profonde et en quelque sorte religieuse pour les choses anciennes et les vieilles institutions.

Garder le passé intact, ne pas s’écarter des rites établis par les ancêtres est la grande préoccupation du Chinois, qui, puissant par le nombre, s’il a été vaincu parfois, a su absorber en lui la race conquérante et lui imposer sa civilisation, ses mœurs et sa langue. Dans ces conditions, comment ce peuple accepterait-il un bouleversement aussi complet que celui qu’amènerait l’établissement d’un réseau ferré ? Renverser ses pagodes, ses tombeaux et les arcs de triomphe élevés à la mémoire des veuves restées fidèles à leurs maris