Page:Vignier - Album de vers et de prose, 1888.djvu/10

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Roméo (rogue, pas pose, mais pas mécontent, au fond). — Dame !

Juliette sans insister moule ses jambes dans de très longs bas violet d’évêque, chausse son pied droit d’une mule, son pied gauche dans une babouche à Roméo et clopinante, s’apprête à vaquer à plus ample toilette. Des ustensiles et des ingrédients sont, dans ce but, par elle ordonnés. Bruits d’eau.

Roméo. — Au fait ! à quoi bon t’habiller maintenant ? Il est beaucoup trop tard pour songer à canoter. Et justement il soufflait de petits airs. C’eût été charmant, avec la péniche à voiles.

(Coléreux). Avec ça qu’elles sont si nombreuses, les journées où le vent donne.

Juliette (des larmes aux yeux). — Oh ! ce reproche !

Roméo (soudainement indigné de se découvrir si rustre). — Mais non, ma chère âme, je ne te reproche rien… je ne te reproche rien… je ne te… (il lui baise les yeux). Ne pleure pas, amie.

(Il la prend mi-consolée, par la taille et la conduit au milieu de la pièce. Devant un miroir) :

Roméo (vaniteusement apitoyé). — Tu es bien pâlotte, ma chérie !

Juliette (sans la moindre malice). — Toi aussi, mon ami, mais cela te sied à ravir.

Roméo. — Hem ! hem ! (court silence). Vois-tu, Juliette, Dieu sait que je ne te reproche rien, mais en somme laisse-moi te dire qu’il est bien regrettable de ne pas réaliser notre projet d’aujourd’hui… Ne m’interromps pas, je te prie… d’aujourd’hui… hem !… eh oui !… Il y a temps pour tout, que diable, et tu me savais très désireux de…

Juliette (de très bonne foi). — Mais mon ami, ce n’est pas de ma faute !

Roméo. — Comment, ce n’est pas de ta faute ! N’est-ce pas toi qui m’a retenu… ?

Juliette (anecdotique, sans souci de sa dignité ; d’une voix qui est toute caresse). — Non, monsieur, c’est vous au contraire,