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poèmes antiques et modernes

Comme seraient nos yeux éblouis par la flamme.
Troublés, ils chancelaient, et le troisième soir,
Ils étaient enivrés jusques à ne rien voir
Que les feux mutuels de leurs yeux. La nature
Étalait vainement sa confuse peinture
Autour du front aimé, derrière les cheveux
Que leurs yeux noirs voyaient tracés dans leurs yeux bleus.
Ils tombèrent assis sous des arbres ; peut-être[1]
Ils ne le savaient pas. Le soleil allait naître
Ou s’éteindre… Ils voyaient seulement que le jour
Était pâle, et l’air doux, et le monde en amour…
Un bourdonnement faible emplissait leur oreille
D’une musique vague au bruit des mers pareille,
Et formant des propos tendres, légers, confus.
Que tous deux entendaient, et qu’on n’entendra plus.
Le vent léger disait de la voix la plus douce :
« Quand l’amour m’a troublé, je gémis sous la mousse. »
Les mélèzes touffus s’agitaient en disant :
« Secouons dans les airs le parfum séduisant
» Du soir, car le parfum est le secret langage
» Que l’amour enflammé fait sortir du feuillage. »
Le soleil incliné sur les monts dit encor :
« Par mes flots de lumière et par mes gerbes d’or,
» Je réponds en élans aux élans de votre âme ;
» Pour exprimer l’amour mon langage est la flamme. »
Et les fleurs exhalaient de suaves odeurs,
Autant que les rayons de suaves ardeurs ;
Et l’on eût dit des voix timides et flûtées
Qui sortaient à la fois des feuilles veloutées ;

  1. Var : O1, Ils tombèrent après, sous des arbres, peut-être ; | Ils ne le savaient pas, M, O2, O3, B-C3. Ils tombèrent assis sous des arbres ; peut-être | Ils ne le savaient pas.