Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/128

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

consolerez en gaspillant un ou deux millions. Contemplez, écoutez et décidez.

— Messieurs, je vous avouerai que je suis aveugle et sourd le plus souvent que Dieu me le permet ! dit le baron Saturne.

Et il accentua cette énormité inintelligible de manière à nous plonger dans les conjectures les plus absurdes. Ce fut au point que j’en oubliai l’étincelle en question ! Nous en étions à nous regarder, avec un sourire gêné, les uns les autres, ne sachant que penser de cette « plaisanterie », lorsque, soudain, je ne pus me défendre de jeter une exclamation : je venais de me rappeler j’avais vu cet homme pour la première fois !

Et il me sembla, brusquement, que les cristaux, les figures, les draperies, que le festin de la nuit s’éclairaient d’une mauvaise lueur, d’une rouge lueur sortie de notre convive, pareille à certains effets de théâtre.

Je me passai la main sur le front pendant un instant de silence, puis je m’approchai de l’étranger :

— Monsieur, chuchotai-je à son oreille, pardonnez si je fais erreur… mais — il me semble avoir eu le plaisir de vous rencontrer, il y a cinq ou six ans, dans une grande ville du midi, — à Lyon, je suppose ? — vers quatre heures du matin, sur une place publique.

Saturne leva lentement la tête et, me considérant avec attention :

— Ah ! dit-il, c’est possible.