Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/197

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différente de la sienne qu’il en regarda autour de lui, croyant à la présence d’un tiers.

— Allons, du calme et… soyons homme ! reprit-il bientôt.

Mais, à cette parole, Esprit Chaudval, né Lepeinteur, dit Monanteuil, s’arrêta comme changé en statue de sel ; ce mot semblait l’avoir immobilisé.

— Hein ? continua-t-il après un silence. — Que viens-je de souhaiter là ? — D’être un Homme ?… Après tout, pourquoi pas ?

Il se croisa les bras, réfléchissant.

— Voici près d’un demi-siècle que je représente, que je joue les passions des autres sans jamais les éprouver, — car, au fond, je n’ai jamais rien éprouvé, moi. — Je ne suis donc le semblable de ces « autres » que pour rire ? — Je ne suis donc qu’une ombre ? Les passions ! les sentiments ! les actes réels ! réels ! voilà, — voilà ce qui constitue l’Homme proprement dit ! Donc, puisque l’âge me force de rentrer dans l’Humanité, je dois me procurer des passions, ou quelque sentiment réel…, puisque c’est la condition sine qua non sans laquelle on ne saurait prétendre au titre d’Homme. Voilà qui est solidement raisonné ; cela crève de bon sens. — Choisissons donc d’éprouver celle qui sera le plus en rapport avec ma nature enfin ressuscitée.

Il médita, puis reprit mélancoliquement :

— L’amour ?… trop tard. — La Gloire ?… je l’ai connue ! — L’Ambition ?… Laissons cette billevesée aux hommes d’État !