Page:Villiers de L'Isle-Adam - L’Ève future, 1909.djvu/240

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ne vous suffiraient-ils pas ? L’idée, même, vous viendrait-elle de réclamer du Destin la restitution de ces autres paroles de hasard, fatales ou insignifiantes presque toujours, des traîtres instants qui suivirent l’illusion envolée ? ― Non. ― Celui qui aime ne redit-il pas, à chaque instant, à celle qu’il aime, les deux mots si délicieusement sacrés qu’il lui a déjà dits mille fois ? Et que lui demande-t-il, sinon l’écho de ces deux paroles, ou quelque grave silence de joie ?

Et, en effet, on sent que le mieux est de réentendre les seules paroles qui puissent nous ravir, précisément parce qu’elles nous ont ravi une fois déjà. Il en est de cela, tenez, tout simplement, comme d’un beau tableau, d’une belle statue où l’on découvre tous les jours des beautés, des profondeurs nouvelles ; d’une belle musique que l’on veut réentendre de préférence à de nouvelle ; d’un beau livre que l’on relit sans se lasser, de préférence à mille autres, qu’on ne veut même pas entr’ouvrir. Car une seule chose belle contient l’âme simple de toutes les autres. Une seule femme contient toutes les femmes, pour qui aime celle-là. Et lorsqu’il nous incombe une de ces heures absolues, nous sommes ainsi faits que nous n’en voulons plus d’autres, et que nous passons notre vie à essayer, inutilement, de l’évoquer encore, ― comme si l’on pouvait arracher sa proie au Passé.

― Oui, soit ! dit amèrement lord Ewald. Cependant, monsieur l’enchanteur, ne pouvoir jamais improviser une parole naturelle, toute simple !.. Cela doit glacer bien vite la bonne volonté la plus résolue.