Page:Villiers de L'Isle-Adam - L’Ève future, 1909.djvu/70

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de nature à concevoir la souveraine qualité de sa mélancolie.

Elle s’est dit :

― Puisque le goût des seules sensations a détruit, paraît-il, tout auguste sentiment chez ces humains nouveaux (aux faces un peu trop baissées vers la terre et parmi lesquels je me vois confondue pour peu de temps), ce jeune homme qui me parle de tendresse et de passion divines doit être pareil aux passants de ce siècle. Certes, il doit penser comme les autres cœurs environnants, qui, réfugiés dans le seul sensualisme, pour essayer de vivre, croient, en leur abaissement, pouvoir mesurer d’un sarcasme vide toutes les tristesses, n’ayant plus la force d’imaginer qu’il en est, peut-être, de positivement inconsolables. M’aimer !… Est-ce que l’on aime encore ! ― La jeunesse brûle en son sang ; un transport dissiperait son désir. Si je l’écoutais ce soir, il me laisserait demain plus déserte… Non ! non. ― Avant de tenter aussi vite l’espérance, moi, vêtue de deuil encore, qu’au moins ma première expérience, hélas ! m’éclaire. Je dois vérifier, d’abord, s’il récite quelque rôle aussi, car je n’entends accorder à personne le droit de sourire du malheur dont souffre tout mon être, ni surtout que mon amant puisse jamais m’en croire oublieuse.

Périsse tout désormais plutôt que cette seule intégrité qui me reste. Je veux être inoubliable en celui qui sera l’élu de ma grandeur humiliée. Non, je ne me livrerai ni dans un baiser, ni dans une parole à ce nouvel étranger, avant de m’être assurée que je puis être reçue de celui à qui je me donne.