Page:Villiers de L’Isle-Adam - Derniers Contes, 1909.djvu/22

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était envahie, baignait ses maigres jambes ! La maison craquait. Ses yeux, errant au dehors, par la fenêtre, aperçurent, en se dilatant, l’immense environnement du fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes : c’était l’inondation ! le débordement soudain, grossissant et terrible du Rhône.

— Dieu d’Abraham ! balbutia-t-il.

Sans perdre un instant, malgré sa profonde terreur, il jeta ses vêtements, sauf le pantalon rapiécé, se déchaussa, fourra pêle-mêle, en une petite sacoche de cuir (qu’il se suspendit au cou), le plus précieux de la table, diamants et papiers, — songeant que, sous les ruines de sa masure, après l’événement, il saurait bien retrouver son or enfoui ! — Flac ! flac ! il arpentait la pièce, afin de saisir, sur un vieux coffre, une liasse de billets de banque déjà collés et trempés. Puis il monta sur l’appui de la fenêtre, prononça trois fois le mot hébreu kodosch, qui signifie «saint », et se précipita, se sachant bon nageur, à la grâce de son Dieu.

La bicoque s’écroula derrière lui, sans bruit, sous les eaux.

Au loin, nulle barque ! — Où fuir ? Il s’orientait vers Avignon ; mais l’eau reculait maintenant la distance — et c’était loin, pour lui ! Où se reposer ? prendre pied ?… Ah ! le seul point lumineux, là-bas, sur la hauteur, c’était… ce calvaire, — dont les marches déjà disparaissaient sous le bouillonnement des ondes et le remous des eaux furieuses.