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du Passé ne déplaisaient pas à la grave habitante du lieu. C’était pour elle comme des voix ; elle y distinguait peut-être des paroles. — Quant aux visites, elle n’en recevait guère que des religieuses et de ses paysans, tant le manoir était oublié en sa solitude.

Cependant, presque chaque soir, depuis des années, deux amis familiers, le digne abbé Lebon, recteur de Carléeu, dont le presbytère était proche, — ainsi que l’excellent hobereau, le pauvre et long chevalier d’Aiglelent, sanglé, comme de raison, en l’habit bleu-barbeau à boutons d’or, — et qui habitait une modeste pigeonnière, à moins d’un quart de lieue du château, — venaient, sur les huit heures, rendre à la duchesse douairière de Kerléanor leurs affectueux devoirs.

Presque toujours, après quelques doléances naturelles sur «la Babylone moderne », après maints soupirs et nombre de regards tristement levés au ciel, l’on s’asseyait autour d’une table de jeu et l’on faisait le whist jusqu’à dix heures. Sur ces dix heures, l’on se séparait et, selon la coutume bretonne, chacun des deux hôtes, précédé d’une servante dont le fanal éclairait le chemin, rentrait paisiblement au logis. Alors, en route, la soutane du recteur était souvent bien malmenée par le vent de mer, et les basques de l’habit bleu-barbeau du chevalier s’éployaient éperdument au souffle des bois.

Ainsi s’écoulaient les soirées de ces trois êtres nobles et simples, rares survivants d’une société