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qui, plus tard, sera suivie par les rois. Mais non content de cette surveillance exercée par des visiteurs, nommés en chapitre général, Hugues veut voir par lui-même ; nous le suivons tour à tour sur tous les points de l’Europe où sont établies des filles de Cluny, il fait rédiger les coutumes de son monastère par un de ses savants disciples, Bernard[1] ; il fonde à Marcigny un couvent de femmes, dans lequel viennent bientôt se réfugier un grand nombre de dames illustres, Mathilde de Bergame et Gastonne de Plaisance ; Véraise et Frédoline, du sang royal d’Espagne ; Marie, fille de Malcolm d’Écosse ; la sœur de saint Anselme de Cantorbéry ; Adèle de Normandie, fille de Guillaume le Conquérant ; Mathilde, veuve d’Étienne de Blois ; Hermingarde de Boulogne, sœur de cette princesse, et Émeline de Blois, sa fille. Parmi tant de personnages, Aremburge de Vergy, mère de saint Hugues, vient aussi se retirer au monastère de Marcigny. En Angleterre, en Flandre, et jusqu’en Espagne, cette nouvelle communauté eut bientôt des églises et des prieurés sous sa dépendance.

Rien de comparable à ce mouvement qui se manifeste au XIe siècle en faveur de la vie religieuse régulière. C’est qu’en effet là seulement, les esprits d’élite pouvaient trouver un asile assuré et tranquille, une existence intellectuelle, l’ordre et la paix. La plupart des hommes et des femmes qui s’adonnaient à la vie monastique n’étaient pas sortis des classes inférieures de la société, mais, au contraire, de ses hautes régions. C’est la tête du pays qui se précipitait avec passion dans cette voie, comme la seule qui pût conduire, non-seulement à la méditation et aux inspirations religieuses, mais au développement de l’esprit, qui pût ouvrir un vaste champ à l’activité de l’intelligence.

Mais une des grandes gloires des ordres religieux, gloire trop oubliée par des siècles ingrats, ç’a été le défrichement des terres, la réhabilitation de l’agriculture, abandonnée depuis la conquête des barbares aux mains de colons ou de serfs avilis. Aucune voix ne s’éleva à la fin du siècle dernier pour dire que ces vastes et riches propriétés possédées par les moines avaient été des déserts arides, des forêts sauvages, ou des marais insalubres qu’ils avaient su fertiliser. Certes, après l’émancipation du tiers état, l’existence des couvents n’avait plus le degré d’utilité qu’ils acquirent du Xe au XIIe siècle ; mais à qui les classes inférieures de la société, dans l’Europe occidentale, devaient-elles leur bien-être et l’émancipation qui en est la conséquence, si ce n’est aux établissements religieux de Cluny et de Cîteaux[2] ?

De nos jours on a rendu justice aux bénédictins, et de graves autorités ont énuméré avec scrupule les immenses services rendus à l’agriculture par les établissements clunisiens et cisterciens ; partout où Cluny ou Cîteaux fondent une colonie, les terres deviennent fertiles, les marais pestilentiels

  1. Bibl. Clun., dans les notes d’André Duchesne, col. 24.
  2. Mabillon, sixième préface de ses Acta sanctorum ord. S. Bened., t. V. nos 48 et 49.