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voisin pour garder les ouvrages, il arrivait fréquemment qu’une centaine de gens d’armes, sortant de la place au milieu de la nuit, tombaient à l’improviste au cœur de l’armée, sans rencontrer une sentinelle, mettaient le feu aux machines de guerre, et, coupant les cordes des tentes pour augmenter le désordre, se retiraient avant d’avoir tout le camp sur les bras. Dans les chroniques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, ces surprises se renouvellent à chaque instant, et les armées ne s’en gardaient pas mieux le lendemain. C’était aussi la nuit souvent qu’on essayait, au moyen des machines de jet, d’incendier les ouvrages de bois des assiégeants ou des assiégés. Les Orientaux possédaient des projectiles incendiaires qui causaient un grand effroi aux armées occidentales. Ce qui fait supposer qu’elles n’en connaissaient pas la composition, au moins pendant les croisades des XIIe et XIIIe siècles, et ils avaient des machines puissantes[1] qui différaient de celles des Occidentaux, puisque ceux-ci les adoptèrent en conservant leurs noms d’origine d’engins turcs, de pierrières turques.

On ne peut douter que les croisades, pendant lesquelles on fit tant de sièges mémorables, n’aient perfectionné les moyens d’attaque, et que, par suite, des modifications importantes n’aient été apportées aux défenses des places. Jusqu’au XIIIe siècle, la fortification est protégée par sa force passive, par la masse et la situation de ses constructions. Il suffisait de renfermer une faible garnison dans des tours et derrière des murailles hautes et épaisses, pour défier longtemps les efforts d’assaillants qui ne possédaient que des moyens d’attaque très-faibles. Les châteaux normands, élevés en si grand nombre par ces nouveaux conquérants, dans le nord-ouest de la France et en Angleterre, présentaient des masses de constructions qui ne craignaient pas l’escalade à cause de leur élévation, et que la sape pouvait difficilement entamer. On avait toujours le soin, d’ailleurs, d’établir, autant que faire se pouvait, ces châteaux sur des lieux élevés, sur une assiette de rochers, de les entourer de fossés profonds, de manière à rendre le travail du mineur impossible ; et comme refuge en cas de surprise ou de trahison, l’enceinte du château contenait toujours un donjon isolé, commandant tous les ouvrages, entouré lui-même souvent d’un fossé et d’une muraille (chemise), et qui pouvait, par sa position et l’élévation

  1. « Ung soir advint, que les Turcs amenerent ung engin, qu’ils appelloient la Pierriere, un terrible engin à mal faire : et le misdrent vis-à-vis les chaz-chateilz, que messire Gaultier de Curel et moy guettions la nuyt. Par lequel engin ilz nous gettoient le feu gregois à planté, qui estoit la plus orrible chose, que onques jamés je veisse… La maniere du feu gregois estoit telle, qu’il venoit bien devant aussi gros que ung tonneau, et de longueur la queuë enduroit bien comme d’une demye canne de quatre pans. Il faisoit tel bruit à venir, qu’il sembloit que ce fust fouldre qui cheust du ciel, et me sembloit d’ung grant dragon vollant par l’air, et gettoit si grant clarté, qu’il faisoit aussi cler dedans nostre ost comme le jour, tant y avoit grant flamme de feu. Trois foys cette nuytée nous getterent ledit feu gregois o ladite perriere, et quatre foiz avec l’arbaleste à tour. » (Joinville, Histoire de saint Louys, édit. Du Cauge, 1668.)