Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 2.djvu/389

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s’empara de la forme antique, sans trop se soucier du fond. C’est donc une erreur, nous le croyons, de présenter, comme quelques écrivains de notre temps ont voulu le faire, l’architecture née au XIIe siècle comme une sorte de déviation de l’esprit humain ; déviation brusque, sans relations avec ce qui a précédé et ce qui doit suivre. Si l’on prend la peine d’étudier sérieusement cet art, en mettant de côté ces reproches banals engendrés par la prévention, répétés par tous les esprits paresseux, on y trouvera, au contraire, développés avec une grande énergie, les éléments de ce que nous appelons nos conquêtes modernes, l’ordre général avec l’indépendance individuelle, l’unité dans la variété ; l’harmonie, le concours de tous les membres vers un centre commun ; la science qui s’impose à la forme ; la raison qui domine la matière ; la critique enfin, pour nous servir d’un mot de notre temps, qui veut que la tradition et l’inspiration soient soumises à certaines lois logiques. Et ce n’est pas seulement dans la combinaison géométrique des lignes de l’architecture ogivale que nous trouvons l’expression de ces principes, c’est encore dans la sculpture, dans la statuaire.

L’ornementation et l’iconographie de nos grandes cathédrales du Nord se soumettent à ces idées d’ordre, d’harmonie universelle. Ces myriades de figures, de bas-reliefs qui décorent la cathédrale composent un cycle encyclopédique, qui renferme non-seulement toute la nature créée, mais encore les passions, les vertus, les vices et l’histoire de l’humanité, ses connaissances intellectuelles et physiques, ses arts et même ses aspirations vers le bien absolu. Le temple grec est dédié au culte de Minerve, ou de Neptune, ou de Diane ; et, considérant ces divinités au point de vue mythologique le plus élevé, on ne peut disconvenir qu’il y a là comme un morcellement de la Divinité. Le temple de Minerve est à Minerve seule ; son culte ne satisfait qu’à un ordre d’idées. Le Grec qui désire se rendre propices les divinités, c’est-à-dire la puissance surnaturelle maîtresse de l’univers et de sa propre existence, doit aller successivement sacrifier à la porte des douze dieux de l’Olympe ; il ne peut, à son point de vue, croire qu’un sacrifice fait à Cérès pour obtenir de bonnes récoltes, lui rendra Neptune favorable, s’il doit faire un voyage sur mer.

Nous admettons volontiers que les grands esprits du paganisme voyaient, dans les différents mythes qu’ils adoraient, les qualités diverses et personnifiées d’une puissance divine ; mais, enfin, il fallait une mélodie pour chacun de ces mythes. L’harmonie moderne ne pouvait entrer dans le cerveau d’un Grec ; elle n’avait pas de raisons d’exister ; au contraire, tout la repoussait. Avec le christianisme, l’idée du morcellement des qualités de la divinité disparaît ; en priant, le chrétien implore la protection de Dieu pour lui, pour les siens, pour ce qu’il possède, pour l’humanité tout entière ; son Dieu embrasse l’univers sous son regard. Or cette idée chrétienne, chose singulière, nous ne la voyons matériellement développée qu’au XIIe siècle. Il semble que, jusqu’à ce réveil de l’esprit moderne, la tradition païenne laissait encore des traces dans les esprits, comme elle en laissait dans les formes de l’architecture. Jusqu’au XIIe siècle, les églises,