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le cours des irruptions normandes ou dans le voisinage de leurs possessions, ont un caractère particulier, uniforme, que l’on ne retrouve pas, à la même époque, dans les provinces du centre de la France, dans le midi et en Bourgogne.

Il n’est pas besoin, nous le pensons, de faire ressortir la supériorité de l’esprit guerrier des Normands, pendant les derniers temps de la période carlovingienne, sur l’esprit des descendants des chefs francs établis sur le sol gallo-romain. Ces derniers, comme nous l’avons dit plus haut, étaient d’ailleurs dispersés, isolés, et n’avaient aucun de ces sentiments de nationalité que les Normands possédaient à un haut degré. La féodalité prit des caractères différents sur le sol français, suivant qu’elle fut plus ou moins mélangée de l’esprit normand, et cette observation, si elle était développée par un historien, projetterait la lumière sur certaines parties de l’histoire politique du moyen âge qui paraissent obscures et inexplicables. Ainsi, c’est peut-être à cet esprit anti-national d’une partie de la féodalité française, qui avait pu résister à l’influence normande, que nous devons de n’être pas devenus Anglais au XVe siècle. Ce n’est point là un paradoxe, comme on pourrait le croire au premier abord. Si tout le sol français avait été imprégné de l’esprit national normand, comme la Normandie, le Maine, l’Anjou, le Poitou, la Saintonge et la Guienne, au XVe siècle, la conquête anglaise était assurée à tout jamais. C’est à l’esprit individuel et nullement national des seigneurs féodaux de la Bretagne, qui était toujours restée opposée à l’influence normande[1], et du centre de la France, secondé par le vieil esprit national du peuple gallo-romain, que nous devons d’être restés Français ; car, à cette époque encore, l’invasion anglaise n’était pas considérée, sur une bonne partie du territoire de la France, comme une invasion étrangère.

Si nous nous sommes permis cette digression, ce n’est pas que nous ayons la prétention d’entrer dans le domaine de l’historien, mais c’est que nous avons besoin d’établir certaines classifications, une méthode, pour faire comprendre à nos lecteurs ce qu’est le château féodal pendant le moyen âge, pour faire ressortir son importance, ses transformations et ses variétés, les causes de sa grandeur et de sa décadence. Voilà pour les caractères généraux politiques, dirons-nous, de la demeure féodale primitive. Ses caractères particuliers tiennent aux mœurs et à la vie privée de ses habitants. Or, qu’on se figure ce que devait être la vie du seigneur féodal pendant les XIe et XIIe siècles en France ! c’est-à-dire pendant la période de développement de la féodalité. Le seigneur normand est sans cesse occupé des affaires de sa nation ; la conquête de l’Angleterre, les luttes nationales sur le continent où il n’était admis qu’à regret, lui conservent un rôle politique qui l’occupe, lui fait entrevoir un but qui

  1. En Angleterre même, les Gallois qui sont de même race que les Bretons, encore aujourd’hui, ne se regardent pas comme Anglais ; pour eux les Anglais sont toujours des Saxons ou des Normands.