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n’est pas seulement personnel. Si remuant, insoumis, ambitieux que soit le baron normand, il est forcé d’entrer dans une lice commune, de se coaliser, de faire la grande guerre, de conserver l’habitude de vivre dans les armées et les camps. Son château a quelque chose de la forteresse territoriale ; il n’a pas le loisir de s’y enfermer longtemps ; il sait enfin que pour garder son domaine il faut défendre le territoire, car, en Angleterre comme en France, il est à l’état de conquérant. La vie du seigneur féodal français est autre ; il est possesseur ; le souvenir de la conquête est effacé depuis longtemps chez lui ; il se considère comme indépendant ; il ne comprend ses devoirs de vassal que parce qu’il profite du système hiérarchique de la féodalité, et que, s’il refuse de reconnaître son suzerain, il sait que le lendemain ses propres vassaux lui dénieront son pouvoir ; étranger aux intérêts généraux du pays (intérêts qu’il ne peut comprendre puisque à peine ils se manifestent au XIIe siècle), il vit seul ; ceux qui l’entourent ne sont ni ses soldats, ni ses domestiques, ni ses égaux ; ils dépendent de lui dans une certaine limite, qui, dans la plupart des cas, n’est pas nettement définie. Il ne paye pas les hommes qui lui doivent le service de guerre, mais la durée de ce service est limitée. Le seigneur ayant un fief, compte plusieurs classes de vassaux : les uns, comme les chevaliers, ne lui doivent que l’hommage et l’aide de leurs bras en cas d’appel aux armes, ou une somme destinée à racheter ce service, encore faut-il que ce ne soit pas pour l’aider dans une entreprise contre le suzerain. D’autres tenanciers roturiers, tenant terres libres, devaient payer des rentes au seigneur, avec la faculté de partager leur tenure en parcelles, mais restant responsables du payement de la rente, comme le sont de principaux locataires. D’autres tenanciers, les vilains, d’une classe inférieure, les paysans, les bordiers[1], les derniers sur l’échelle féodale, devaient des corvées de toutes natures. Cette diversité dans l’état des personnes, dans le partage du sol et le produit que le seigneur en retirait amenait des complications infinies ; de là des difficultés perpétuelles, des abus, une surveillance impossible, et par suite des actes arbitraires, car cet état de choses, à une époque où l’administration était une science à peine connue, était souvent préjudiciable au seigneur. Ajoutons à cela que les terres nobles, celle qui étaient entre les mains des chevaliers, se trouvaient soumises à la garde pendant la minorité du seigneur, c’est-à-dire que le suzerain jouissait pendant ce temps du revenu de ces terres. Si aujourd’hui, avec l’uniformité des impôts, il faut une armée d’administrateurs pour assurer la régularité du revenu de l’État, et une longue habitude de l’unité gouvernementale, on comprendra ce que devait être pendant les XIe et XIIe siècles l’administration d’un domaine fieffé. Si le seigneur était débonnaire, il voyait la source de ses revenus diminuer chaque jour ; si

  1. Les bordiers devaient le curage des biefs de moulins, la couve des blés et du foin, des redevances en nature comme chapons, œufs, taillage des haies, certains transports, etc.