Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 4.djvu/168

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[développements]
[construction]
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Cependant, voici qui nous prouve qu’il ne faut jamais se presser de porter un jugement sur un art qu’à peine nous commençons à déchiffrer. Entrons dans les collatéraux de la cathédrale, doubles dans la nef comme autour du chœur ; mais remarquons, en passant, que cette nef fut bâtie quinze ou vingt ans après le chœur, et que les architectes du commencement du XIIIe siècle qui l’ont élevée profitaient des fautes commises par leur prédécesseur. Nous observons que les piliers qui séparent les doubles collatéraux de la nef ne sont pas semblables entre eux ; de deux en deux, nous voyons alternativement une colonne monocylindrique composée de tambours de pierre, et une colonne centrale également composée de tambours, mais flanquée de dix colonnettes en délit d’un seul morceau chacune (voy. le plan fig. 92). Pourquoi cette différence de construction ?… Est-ce caprice, fantaisie ? Mais pour peu qu’on ait étudié ces monuments, on demeure convaincu que le caprice n’entre pour rien dans les combinaisons des constructeurs de cette époque, surtout s’il s’agit d’un membre d’architecture aussi important que l’est un pilier[1]. La question : « Pourquoi cette différence ? » étant posée, avec quelque attention nous la résoudrons bientôt. Ces piliers intermédiaires A, entourés de colonnettes en délit, sont au droit des colonnes de la grande nef qui reçoivent la charge la plus forte, c’est-à-dire un arc doubleau et deux arcs ogives. Or il faut savoir que, primitivement, les arcs-boutants de la nef n’étaient pas ceux que nous voyons aujourd’hui, qui ne datent que de la seconde moitié du XIIIe siècle. Ces arcs-boutants primitifs étaient à double volée, c’est-à-dire qu’ils venaient d’abord se reposer sur un pilier intermédiaire posé sur les piles AB du double collatéral, et qu’ils étaient contre-buttés à leur tour par des arcs-boutants secondaires franchissant les espaces AC, BD (voy., au mot Cathédrale, la fig. 2 donnant la coupe de la nef de Notre-Dame de Paris). Certainement les arcs-boutants destinés à contre-butter l’arrivée des arcs doubleaux et arcs ogives des grandes voûtes étaient plus puissants que ceux destinés seulement à contre-butter un simple arc doubleau à peine chargé. Peut-être même l’arc doubleau intermédiaire des grandes voûtes n’était-il pas contre-butté par un arc-boutant, ce qui n’eût pas empêché les voûtes de conserver leur courbure, puisque, dans les deux bras de la croisée, nous voyons encore des arcs doubleaux simples, ainsi abandonnés à eux-mêmes, qui ne se sont pas déformés. Les explications précédentes contenues dans cet article ont fait voir que le pilier vertical portant les voûtes ne joue qu’un rôle secondaire, et qu’une grande partie du poids des voûtes soutirée par les arcs-boutants vient peser sur la culée de ces arcs-boutants. Donc il était raisonnable de donner aux piliers destinés à porter les piles sur lesquelles reposaient les

  1. Le caprice est une de ces explications admises dans bien des cas, lorsque l’on parle de l’architecture gothique ; elle a cet avantage de rassurer la conscience des personnes qui aiment mieux trancher d’un mot une question difficile que de tenter de la résoudre.