Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 6.djvu/234

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
[maison]
— 231 —

peu importantes si on les compare aux grands centres de population de la même époque ; que ces vieilles maisons, si on les met en parallèle avec celles que l’on bâtit aujourd’hui dans ces mêmes localités, sont incomparablement mieux construites, mieux entendues et d’un aspect moins pauvre ; qu’elles indiquent un état social plus avancé, établi plus solidement, une prospérité moins fugitive, des institutions municipales plus robustes. Il est évident que, établissant un parallèle entre une des maisons de la petite ville de Cordes et l’hôtel de M…, à Paris, on donnera le champ libre à la raillerie ; mais comparons une maison ancienne de Saint-Antonin avec une de celles qu’on bâtit aujourd’hui dans la même localité ; comparons l’hôtel de M… avec l’hôtel de Sens ou l’hôtel de Trémoille, ou l’hôtel Saint-Pol, ou l’hôtel de Cluny, ou même la maison de Jacques Cœur, à Bourges, qui existe encore à peu près entière : de quel côté seront les rieurs ?

Nous ne voulons point faire ici de la critique sociale, ni même de la politique ; nous parlons art. Or, c’est une étrange illusion de confondre, quand il s’agit d’art, l’état civilisé avec le développement intellectuel. De ce qu’une société est parfaitement policée, de ce qu’elle a répandu des habitudes de confort dans les dernières classes de la société, cela ne dit point du tout qu’elle développe son intelligence ; cela ne fait pas surtout que la vie se répande dans tous les rameaux du corps social. Si au XIIe siècle, si pendant les XIIIe et XIVe siècles on bâtissait de grands édifices, et si les artistes abondaient à Paris, à Rouen, à Lyon, à Reims, à Chartres, à Bourges, à Tours, à Toulouse ; dans la dernière petite ville, dans le dernier village de France, on trouvait un art relativement aussi élevé : en est-il ainsi aujourd’hui ? Nous bâtissons de magnifiques palais à Paris, à Lyon ou à Marseille ; mais que fait-on dans les chefs-lieux de canton, dans les villages ? de pauvres constructions branlantes, mal conçues, hideuses d’aspect, bien qu’elles affectent une certaine apparence de luxe ; des maisons incommodes, à peine abritées, cachant l’ignorance du constructeur ou la mesquinerie du propriétaire sous des enduits que chaque hiver fait tomber. Dans ces faibles bâtisses, non-seulement l’art n’entre plus, mais le bon sens, la raison semblent en être exclus. Un lambeau de vanité puérile apparaît seulement sur la façade symétrique ou dans des intérieurs pauvrement luxueux. Nous sommes émerveillés de voir dans une petite ville antique comme Pompéï de méchantes maisons bâties en briques revêtues d’enduits présenter cependant des exemples d’un art délicat ; mais nous possédions, au moyen âge, ce même privilège de mettre de l’art dans tout. Les maisons de Pompéï ne seraient guère confortables pour nous, gens du XIXe siècle ; celles du XIIIe siècle en France ne le sont guère plus : qu’est-ce que cela fait à la question d’art ? Les maisons de Pompéï nous charment parce qu’elles sont bien les demeures des habitants de la Campanie ; celles de Cluny ou de Cordes ont les mêmes qualités. Mais que seront les nôtres pour les populations qui les verront dans six siècles, s’il en reste quelqu’une ?