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leurs pesantes nourritures intellectuelles, vous empêchaient de digérer. Je l’entends encore : « Mais vous n’en savez que trop, Madame ! C’est toute cette étude qui vous a troublé les humeurs, empoisonné le sang. La vie est courte, vous êtes jeune, vous êtes belle ; il vous faut le plaisir, rien que le plaisir… ».

— Quel magicien, en effet ! En deux mois, j’étais sur pied, rose, grasse, joyeuse. Le matin, il m’éveillait par des chansonnettes aux accents du crin-crin qu’il tenait sur son cœur, esquissant au pied de mon lit des petits pas de danse ; si drôle avec les trémoussements de son gros ventre et de son postérieur, que j’en mourais vraiment de rire. Et toute la journée ce n’étaient que divertissements, flonflons, couplets, mascarades, menuets, ballets… Mes savants eux-mêmes étaient bien forcés d’entrer dans la danse… — Je revois ce pauvre Naudé, fit Ebba, celui qui avait créé pour Mazarin une bibliothèque de 40.000 volumes, tout tordu, tout perclus, en chlamyde bleue, un ruban bleu autour de son front chauve, s’essayant à danser la pyrrhique dont il avait retrouvé la musique. Il sautait d’un pied sur l’autre comme un vieil ours qui a avalé les abeilles en même temps que le miel. On en pleurait de rire !

— Et te souviens-tu de Samuel Bochard qu’on avait obligé à jouer aux grâces avec ma bonne nourrice Anna de Linden ? Lui, cassant glaces ou potiches chaque fois qu’il lançait le volant, elle, bondissant pour l’attraper, sur ses courtes jambes boudinées, avec l’air offusqué d’une dinde que l’on pourchasse ?

— C’est le moment où Sébastien Bourdon vint peindre ton portrait. Il te criait : « Madame, je vous en conjure, restez cinq minutes en place ! Vos traits sont si mobiles que je ne puis les saisir. »

— Mon dernier portrait, le dernier de cette galerie que ce soir nous avons parcourue ensemble, Ebba. Tu le vois, au centre de ce panneau. Je ne suis plus un garçon, ni une adolescente, ni une vieille fille. Je suis une femme, une vraie femme, épanouie, les joues rondes, les épaules grasses, la main sur le cœur, la lèvre fleurie. C’était moi l’an dernier, c’est encore moi aujourd’hui, Ebba, prête au voyage, à l’aventure, à l’amour.

— À l’amour ?