Page:Virgile - Énéide, traduction Guerle, 1825, livres I-VI.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’atrocités, et ne s’oublia point dans un si grand péril. Bientôt le tigre, rassasié de carnage et noyé dans le vin, laisse tomber sa tête appesantie, et s’endort, étendu tel qu’un pin énorme au fond de son noir souterrain. Pendant qu’il vomit, sous le poids du sommeil, les débris sanglans et les fumées infectes de son hideux festin, nous, pressés autour de lui, nous invoquons les dieux vengeurs ; et soudain, brandissant une poutre armée d’un fer aigu, nous en perçons l’œil farouche qu’il cachait sous son épais sourcil : œil unique, œil énorme, semblable au bouclier d’Argos, semblable au disque du soleil. Ainsi, vainqueurs du barbare, nous apaisons les mânes de nos amis égorgés. Mais vous, fuyez, ô malheureux ! fuyez, rompez les câbles qui vous enchaînent au rivage. Tel qu’on voit l’altier, l’épouvantable Polyphême en son obscur repaire, enclore ses brebis bêlantes, et presser leurs mamelles ; tel, non moins formidable, un peuple entier d’autres Cyclopes habite ces côtes sinueuses, et ces monts escarpés. Trois fois déjà le croissant de la lune a réparé sa lumière, depuis que je traîne mes jours dans les forêts ; sans cesse errant d’asyle en asyle, sans cesse apercevant sur les roches d’alentour ces cruels anthropophages, et frissonnant sans cesse au bruit de leur marche, à la tempête de leur voix. L’écorce des arbrisseaux, les fruits pierreux du cornouiller, quelques racines amères que j’arrache avec peine, voilà les tristes alimens qui prolongent mon existence. En promenant de tous côtés mes regards inquiets, j’ai vu de loin votre flotte