Page:Voltaire - Œuvres complètes, Beuchot, Tome 33, 1829.djvu/308

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quand il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss.

Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout cela ? quelle est votre idée sur le mal moral et le mal physique ? Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m’ont accusé d’être socinien[1] ; mais la vérité du fait est que je suis manichéen[2]. Vous vous moquez de moi, dit Candide ; il n’y a plus de manichéens dans le monde. Il y a moi, dit Martin : je ne sais qu’y faire ; mais je ne peux penser autrement. Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide. Il se mêle si fort des affaires de ce monde, dit Martin, qu’il pourrait bien être dans mon corps, comme partout ailleurs : mais je vous avoue qu’en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l’a abandonné à quelque être malfaisant ; j’en excepte toujours Eldorado. Je n’ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un million d’assassins enrégimentés, courant d’un bout de l’Europe à l’autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner

  1. Les sociniens rejettent les mystères et n’admettent que l’évidence : voyez tome XXVIII, page 435. B.
  2. Les manichéens admettent un bon et un mauvais principe : voyez tome XV, pages 27, 314-315. B.