Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome04.djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
185
AVERTISSEMENT.

genre, vous leur avez donné dans votre Mérope l’exemple d’une tragédie simple et intéressante.

J’en fus saisi dès que je la lus : mon amour pour ma patrie ne m’a jamais fermé les yeux sur le mérite des étrangers ; au contraire, plus je suis bon citoyen, plus je cherche à enrichir mon pays des trésors qui ne sont point nés dans son sein. Mon envie de traduire votre Mérope redoubla lorsque j’eus l’honneur de vous connaître à Paris en 1733[1] ; je m’aperçus qu’en aimant l’auteur je me sentais encore plus d’inclination pour l’ouvrage : mais, quand je voulus y travailler, je vis qu’il était absolument impossible de la faire passer sur notre théâtre français. Notre délicatesse est devenue excessive : nous sommes peut-être des sybarites plongés dans le luxe, qui ne pouvons supporter cet air naïf et rustique, ces détails de la vie champêtre, que vous avez imités du théâtre grec.

Je craindrais qu’on ne souffrît pas chez nous le jeune Égisthe faisant présent de son anneau à celui qui l’arrête et qui s’empare de cette bague. Je n’oserais hasarder de faire prendre un héros pour un voleur, quoique la circonstance où il se trouve autorise cette méprise.

Nos usages, qui probablement permettent tant de choses que les vôtres n’admettent point, nous empêcheraient de représenter le tyran de Mérope, l’assassin de son époux et de ses fils, feignant d’avoir, après quinze ans, de l’amour pour cette reine ; et même je n’oserais pas faire dire par Mérope au tyran : « Pourquoi donc ne m’avez-vous pas parlé d’amour auparavant, dans le temps que la fleur de la jeunesse ornait encore mon visage[2] ? » Ces entretiens sont naturels ; mais notre parterre, quelquefois si indulgent et d’autres fois si délicat, pourrait les trouver trop familiers, et voir même de la coquetterie où il n’y a au fond que de la raison.

Notre théâtre français ne souffrirait pas non plus que Mérope fît lier son fils sur la scène à une colonne, ni qu’elle courût sur lui deux fois, le javelot et la hache à la main, ni que le jeune homme s’enfuît deux fois devant elle, en demandant la vie à son tyran.

  1. Ce dut être en 1736. Ce fut pendant le séjour de Maffei à Paris que Desfontaines fit un article sur la Mérope, dans sa lettre du 14 avril 1736, tome IV des Observations sur les écrits modernes » (B.)
  2. Le passage, traduit ici par Voltaire, est acte Ier scène ier de la Mérope de Maffei.