Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome04.djvu/501

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

DISSERTATION SDR LA TRAGÉDIE. 497

Je crois en trouver une raison, dit-il, dans la nature de l’esprit humain : il n’y a que la vraisemblance dont il puisse être touché. Or il n’est pas vraisemblable que des faits aussi grands que ceux de la tragédie soient absolument inconnus : si donc le poëte invente tout le sujet, jusques aux noms, le spectateur se révolte, tout lui paraît incroyable ; et la pièce manque son effet, faute de vraisemblance. »

Premièrement, il est faux que les Grecs se soient interdit cette espèce de tragédie. Aristote dit expressément * qu’Agathon s’était rendu très-célèbre dans ce genre. Secondement, il est faux que ces sujets ne réussissent point ; l’expérience du contraire dépose contre le P. Brumoy. En troisième lieu, la raison qu’il donne du peu d’effet que ce genre de tragédie peut faire est encore très-fausse ; c’est assurément ne pas connaître le cœur humain que de penser qu’on ne peut le remuer par des fictions. En quatrième lieu, un sujet de pure invention, et un sujet vrai, mais ignoré, sont absolument la même chose pour les spectateurs ; et comme notre scène embrasse des sujets de tous les temps et de tous les pays, il faudrait qu’un spectateur allât consulter tous les livres avant qu’il sût si ce qu’on lui représente est fabuleux ou historique. Il ne prend pas assurément cette peine ; il se laisse attendrir quand la pièce est touchante, et il ne s’avise pas de dire en voyant Polyeucte : « Je n’ai jamais entendu parler de Sévère et de PauHne ; ces gens-là ne doivent pas me toucher. » Le P. Brumoy devait seulement remarquer que les pièces de ce genre sont beaucoup plus difficiles à faire que les autres. Tout le caractère de Phèdre était déjà dans Euripide ; sa déclaration d’amour, dans Sénèque le tragique ; toute la scène d’Auguste et de Cinna, dans Sénèque le philosophe ; mais il fallait tirer Sévère et Pauline de son propre fonds. Au reste, si le P. Brumoy s’est trompé dans cet endroit et dans quelques autres, son livre est d’ailleurs un des meilleurs et des plus utiles que nous ayons ; et je ne combats son erreur qu’en estimant son travail et son goût.

Je reviens, et je dis que ce serait manquer d’âme et de jugement que de ne pas avouer combien la scène française est au-dessus de la scène grecque, par l’art de la conduite, par l’invention, par les beautés de détail, qui sont sans nombre. Mais aussi on serait bien partial et bien injuste de ne pas tomber d’accord que la galanterie a presque partout affaibli tous les avantages^ que nous avons d’ailleurs. Il faut convenir que, d’environ quatre

1. Poétique^ chap. ix. (B.)

Théâtre. II L 32