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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Genève, juin 1775.

J’ai enfin obtenu le but de mes désirs et de mon voyage : j’ai vu M. de Voltaire. Jamais les transports de sainte Thérèse n’ont pu surpasser ceux que m’a fait éprouver la vue de ce grand homme : il me semblait que j’étais en présence d’un dieu, mais d’un dieu dès longtemps chéri, adoré, à qui il m’était donné enfin de pouvoir montrer toute ma reconnaissance et tout mon respect. Si son génie ne m’avait pas portée à cette illusion, sa figure seule me l’eût donnée. Il est impossible de décrire le feu de ses yeux, ni les grâces de sa figure : quel sourire enchanteur ! il n’y a pas une ride qui ne forme une grâce. Ah ! combien je fus surprise quand, à la place de la figure décrépite que je croyais voir, parut cette physionomie pleine de feu et d’expression ; quand, au lieu d’un vieillard voûté, je vis un homme d’un maintien droit, élevé et noble quoique abandonné, d’une démarche ferme et même leste encore, et d’un ton, d’une politesse, qui, comme son génie, n’est qu’à lui seul !

Le cœur me battait avec violence en entrant dans la cour de ce château consacré depuis tant d’années par la présence d’un grand homme. Arrivée à l’instant si vivement désiré, que j’étais venue chercher de si loin et que j’obtenais par tant de sacrifices, j’aurais voulu différer un bonheur que j’avais toujours compris dans les vœux les plus chers de ma vie ; et je me sentis comme soulagée quand Mme  Denis nous dit qu’il était allé se promener. Mme  Cramer, qui nous avait accompagnés, alla au-devant de lui pour m’annoncer, ainsi que mon frère, et lui porter les lettres de mes amis. Il parut bientôt, en s’écriant : « Où est-elle, cette dame ? où est-elle ? c’est une âme que je viens chercher. » Et comme je m’avançai : « On m’écrit, madame, que vous êtes toute âme. — Cette âme, monsieur, est toute remplie de vous, et soupirait, depuis longtemps, après le bonheur de s’approcher de la vôtre. »

Je lui parlai d’abord de sa santé, de l’inquiétude qu’elle avait donnée à ses amis. Il me dit ce que ses craintes lui font dire à tout le monde, qu’il était mourant, que je venais dans un hôpital, car Mme  Denis était elle-même malade, et qu’il regrettait de ne pouvoir m’y offrir un asile.

Dans ce moment, il y avait une douzaine de personnes dans le salon : notre cher Audibert[1] était de ce nombre. J’avais été désolée de ne pas le trouver à Marseille ; je fus enchantée de le rencontrer à Ferney. M. Poissonnier[2] venait aussi d’y arriver ; il n’avait pas encore vu M. de Voltaire : il alla se placer à ses côtés, et ce fut pour lui parler sans cesse de lui. M. de Voltaire lui dit qu’il avait rendu un grand service à l’humanité, en trouvant des moyens de dessaler l’eau de mer. « Oh, monsieur, lui dit-il, je lui en ai rendu un bien plus grand depuis ; j’étais fait pour les découvertes ; j’ai trouvé le moyen de conserver des années entières de la viande

  1. Négociant de Marseille et membre de l’Académie de cette ville. Il s’occupa beaucoup de l’affaire Calas.
  2. Pierre Poissonnier, célèbre médecin (1720-1798).