Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome10.djvu/326

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai vingt ans, sans l’entendre, expliqué saint Thomas. »
Ainsi ces charlatans, de leur art idolâtres,
Attroupent un vain peuple au pied de leurs théâtres.
L’honnête homme est plus juste, il approuve en autrui
Les arts et les talents qu’il ne sent point en lui.
Jadis avant que Dieu, consommant son ouvrage,
Eût d’un souffle de vie animé son image,
Il se plut à créer des animaux divers :
L’aigle, au regard perçant, pour régner dans les airs ;
Le paon, pour étaler l’iris de son plumage ;
Le coursier, pour servir ; le loup, pour le carnage ;
Le chien, fidèle et prompt ; l’âne, docile et lent,
Et le taureau farouche, et l’animal bêlant ;
Le chantre des forêts ; la douce tourterelle,
Qu’on a cru faussement des amants le modèle :
L’homme les nomma tous, et, par un heureux choix,
Discernant leurs instincts, assigna leurs emplois[1].
On compte que l’époux de la célèbre Hortense[2]
Signala plaisamment sa sainte extravagance :
Craignant de faire un choix par sa faible raison,
Il tirait aux trois dés les rangs de sa maison.
Le sort, d’un postillon, faisait un secrétaire ;
Son cocher étonné devint homme d’affaire ;
Un docteur hibernois, son très-digne aumônier,

  1. Variante :
    Discernant leurs instincts, assigna leurs emplois.
    Ainsi, par un goût sûr, par un choix toujours sage,
    Des talents différents tu fais un juste usage ;
    Tu sais de Melpomène animer les accents,
    De sa riante sœur chérir les agréments,
    Protéger de Rameau la profonde harmonie,
    Et mettre un compas d’or dans les mains d’Uranie.
    Le véritable esprit peut se plier à tout :
    On ne vit qu’à demi quand on n’a qu’un seul goût.
    Heureux qui sait mêler l’agréable à l’utile,
    Des travaux aux plaisirs passer d’un vol agile,
    S’occuper en ministre, et vivre en citoyen,
    Et se prêter à tout, sans s’asservir à rien !
    Un semblable génie, au-dessus du vulgaire,
    À l’art de gouverner joint le grand art de plaire ;
    On voit d’autres mortels auprès du trône admis ;
    Ils ont tous des flatteurs, il a seul des amis.
    — Le 10e vers de cette variante est imité du 343e vers de l’Art poétique d’Horace. (B.)
  2. Le duc de Mazarin, mari d’Hortense Mancini, faisait tous les ans une loterie de plusieurs emplois de sa maison ; et ce qu’on rapporte ici a un fondement véritable. (Note de Voltaire, 1752.)