Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome10.djvu/374

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Est-il vrai que dans ces beaux lieux,
Des soins et des grandeurs écartant toute idée,
Tu vécus en vrai sage, en vrai voluptueux,
Et que, lassé bientôt de ton doux ermitage,
Tu voulus être pape, et cessas d’être sage[1] ?
Lieux sacrés du repos, je n’en ferais pas tant ;
Et, malgré les deux ciels dont la vertu nous frappe,
Si j’étais ainsi pénitent,
Je ne voudrais point être pape.

Que le chantre flatteur du tyran des Romains,
L’auteur harmonieux des douces Géorgiques,
Ne vante plus ces lacs et leurs bords magnifiques,
Ces lacs que la nature a creusés de ses mains
Dans les campagnes italiques !
Mon lac est le premier : c’est sur ces bords heureux
Qu’habite des humains la déesse éternelle,
L’âme des grands travaux, l’objet des nobles vœux,
Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle,
Qui vit dans tous les cœurs, et dont le nom sacré
Dans les cours des tyrans est tout bas adoré,
La Liberté. J’ai vu cette déesse altière,
Avec égalité répandant tous les biens,
Descendre de Morat en habit de guerrière,
Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens

  1. Variante :
    ...... Ô bizarre Amédée !
    De quel caprice ambitieux
    Ton âme est-elle possédée ?
    Duc, ermite, et voluptueux,
    Ah ! pourquoi t’échapper de ta douce carrière ?
    Comment as-tu quitté ces bords délicieux,
    Ta cellule et ton vin, ta maîtresse et tes jeux,
    Pour aller disputer la barque de saint Pierre ?
    Lieux sacrés du repos, etc.

    — Gibbon raconte qu’introduit chez Voltaire, probablement par le ministre genevois Pavillard, il lut cette épître et la retint par cœur. « Et comme ma discrétion, dit-il, n’était pas égale à ma mémoire, l’auteur eut bientôt à se plaindre de la circulation d’une copie de son ouvrage. »



    L’allusion au duc de Savoie Amédée, qui s’en prenait à des temps déjà bien anciens (1439-1449), ne méritait pas qu’on y fît grande attention à Turin. Cependant la cour de Savoie s’en émut ; elle agit à Genève, et insista assez pour obtenir la suppression de la pièce.



    Le poëte se borna à nier, comme d’habitude, qu’il fût pour quelque chose dans la pièce incriminée, et il le niait encore trois ans après dans le billet à l’adresse de Léger, 12 février 1758. (Voyez la Correspondance.)