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CHAPITRE CXXXIX.

son livre des Exercices spirituels, qui devait diriger ses disciples, était à la vérité romanesque : il y représente Dieu comme un général d’armée, dont les jésuites sont les capitaines : mais on peut faire un très-mauvais livre, et bien gouverner. Il fut assisté surtout par un Lainez et un Salmeron, qui, étant devenus habiles, composèrent avec lui les lois de son ordre. François de Borgia, duc de Gandie, petit-fils du pape Alexandre VI, et neveu de César Borgia, aussi dévot et aussi simple que son oncle et son grand-père avaient été méchants et fourbes, entra dans l’ordre des jésuites, et lui procura des richesses et du crédit. François Xavier, par ses missions dans l’Inde et au Japon, rendit l’ordre célèbre. Cette ardeur, cette opiniâtreté, ce mélange d’enthousiasme et de souplesse, qui fait le caractère de tout nouvel institut, fit recevoir les jésuites dans presque tous les royaumes, malgré les oppositions qu’ils essuyèrent. (1561) Ils ne furent admis en France qu’à condition qu’ils ne prendraient jamais le nom de jésuites, et qu’ils seraient soumis aux évêques. Ce nom de jésuite paraissait trop fastueux : on leur reprochait de vouloir s’attribuer à eux seuls un titre commun à tous les chrétiens ; et les vœux qu’ils faisaient au pape donnaient de la jalousie.

On les a vus depuis gouverner plusieurs cours de l’Europe, se faire un grand nom par l’éducation qu’ils ont donnée à la jeunesse, aller réformer les sciences à la Chine, rendre pour un temps le Japon chrétien, et donner des lois aux peuples du Paraguai[1]. À l’époque de leur expulsion du Portugal, premier signal de leur destruction, ils étaient environ dix-huit mille dans le monde, tous soumis à un général perpétuel et absolu, liés tous ensemble uniquement par l’obéissance qu’ils vouent à un seul. Leur gouvernement était devenu le modèle d’un gouvernement monarchique. Ils avaient des maisons pauvres, ils en avaient de très-riches. L’évêque du Mexique, dom Jean de Palafox, écrivait au pape Innocent X, environ cent ans après leur institution : « J’ai trouvé entre les mains des jésuites presque toutes les richesses de ces provinces. Deux de leurs colléges possèdent trois cent mille moutons, six grandes sucreries dont quelques-unes valent près d’un million d’écus ; ils ont des mines d’argent très-riches ; leurs mines sont si considérables qu’elles suffiraient à un prince qui ne reconnaîtrait aucun souverain au-dessus de lui. » Ces plaintes paraissent un peu exagérées ; mais elles étaient fondées.

Cet ordre eut beaucoup de peine à s’établir en France, et cela

  1. Voyez le chapitre cliv, du Paraguai. (Note de Voltaire.)