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ÉTAT DE L’EMPIRE SOUS LÉOPOLD Ier.

Cette gloire et ce bonheur de Jean Sobieski furent bientôt sur le point d’être éclipsés par un désastre qu’on ne devait pas attendre après une victoire si facile. Il s’agissait de soumettre la Hongrie et de marcher à Gran, qui est la même ville que Strigonie. Pour aller à Gran, il fallait passer par Barkan, où un bacha avait un corps de troupes assez considérable. Le roi de Pologne s’avançait de ce côté avec ses gendarmes, et ne voulut point attendre le duc de Lorraine qui le suivait. Les Turcs tombent, auprès de Barkan, sur les troupes polonaises, les chargent en flanc, leur tuent deux mille hommes ; le vainqueur des Ottomans est obligé de fuir ; il est poursuivi, il échappe à peine en laissant son manteau à un Turc qui l’avait déjà joint. Le duc Charles arriva enfin au secours des Polonais, et après avoir eu la gloire de seconder Jean Sobieski dans la délivrance de Vienne, il eut celle de le délivrer lui-même.

Bientôt la Hongrie, des deux côtés du Danube jusqu’à Strigonie, retombe sous le pouvoir de l’empereur. On prend Strigonie : elle avait appartenu aux Turcs près de cent cinquante années ; enfin on tente deux fois le siége de Bude, et on le prend d’assaut en 1686 : ce ne fut depuis qu’un enchaînement de victoires. Le duc de Lorraine défait, avec l’électeur de Bavière, les Ottomans dans les mêmes plaines de Mohatz, où Louis II, roi de Hongrie, avait péri, lorsqu’en 1526 Soliman II, vainqueur des chrétiens, couvrit ces plaines de vingt-cinq mille morts.

Les divisions, les séditions de Constantinople, les révoltes des armées ottomanes, combattaient encore pour l’heureux et tranquille Léopold. Le soulèvement des janissaires, la déposition de Mahomet IV, l’imbécile Soliman III placé sur le trône après une prison de quarante années, les troupes ottomanes mal payées, découragées, fuyant devant un petit nombre d’Allemands, tout favorisa Léopold. Un empereur guerrier, secondé des Polonais victorieux, eût pu aller assiéger Constantinople après avoir été sur le point de perdre Vienne.

Léopold jugea plus à propos de se venger sur les Hongrois de la crainte que les Turcs lui avaient donnée. Ses ministres prétendaient qu’on ne pouvait contenir la puissance ottomane si la Hongrie n’était pas réunie sous un pouvoir absolu. Cependant on avait chassé les Turcs devant Vienne avec les troupes de Saxe, de Bavière, de Lorraine, et des autres princes allemands qui n’étaient pas sous un joug despotique ; on avait surtout vaincu avec les secours des Polonais alliés. Les Hongrois auraient donc pu servir l’empereur comme les Allemands le servaient, en demeurant