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ANNALES DE L’EMPIRE.

libres comme les Allemands ; mais il y avait trop de factions en Hongrie ; les Turcs n’étaient pas hommes à faire des traites de Vestphalie en faveur de ce royaume, et n’étaient alors en état ni d’opprimer les Hongrois ni de les secourir.

Il n’y eut d’autre congrès entre les mécontents de Hongrie et l’empereur qu’un échafaud ; on l’éleva dans la place publique d’Éperies au mois de mars 1687, et il y resta jusqu’à la fin de l’année.

Les bourreaux[1] furent lassés à immoler les victimes qu’on leur abandonnait sans beaucoup de choix, si l’on en croit plusieurs historiens contemporains. Il n’y a point d’exemple, dans l’antiquité, d’un massacre si long et si terrible : il y a eu des sévérités égales, mais aucune n’a duré si longtemps. L’humanité ne frémit pas du nombre d’hommes qui périssent dans tant de batailles : on y est accoutumé ; ils meurent les armes à la main et vengés ; mais voir pendant neuf mois ses compatriotes traînés juridiquement à une boucherie toujours ouverte, c’était un spectacle qui soulevait la nature, et dont l’atrocité remplit encore aujourd’hui les esprits d’horreur.

Ce qu’il y a de plus affreux pour les peuples, c’est que quelquefois ces cruautés réussissent, et le succès encourage à traiter les hommes comme des bêtes farouches.

La Hongrie fut soumise, le Turc deux fois repoussé, la Transylvanie conquise, occupée par les Impériaux. Enfin, tandis que l’échafaud d’Éperies subsistait encore, on convoqua les principaux de la noblesse de Hongrie à Vienne, qui déclarèrent au nom de la nation la couronne héréditaire ; ensuite les états assemblés à Presbourg en portèrent le décret, et on couronna Joseph, à l’âge de neuf ans, roi héréditaire de Hongrie.

Léopold alors fut le plus puissant empereur depuis Charles-Quint ; un concours de circonstances heureuses le met en état de soutenir à la fois la guerre contre la France jusqu’à la paix de Rysvick, et contre la Turquie jusqu’à la paix de Carlovitz, conclue en 1699. Ces deux paix lui furent avantageuses ; il négocia avec Louis XIV, à Rysvick, sur un pied d’égalité qu’on n’attendait pas après la paix de Nimègue ; et il traita avec le Turc en vainqueur. Ces succès donnèrent à Léopold, dans les diètes d’Allemagne, une supériorité qui n’ôta pas la liberté des suffrages, mais qui les rendit toujours dépendants de l’empereur.

  1. Ces bourreaux, aux gages d’un prince élevé par les jésuites dans les minuties de la dévotion, étaient au nombre de trente, sans compter les valets. (Cl.)