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DES BEAUX-ARTS.

auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés.

Il y avait très-peu de personnes en France, du temps du cardinal de Richelieu, capables de discerner les défauts du Cid ; et en 1702, quand Athalie, le chef-d’œuvre de la scène, fut représentée chez Mme la duchesse de Bourgogne, les courtisans se crurent assez habiles pour la condamner. Le temps a vengé l’auteur ; mais ce grand homme est mort sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. Un nombreux parti se piqua toujours de ne pas rendre justice à Racine. Mme de Sévigné, la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grâce, croit toujours que Racine n’ira pas loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu’on se désabusera bientôt[1]. Il faut du temps pour que les réputations mûrissent,

La singulière destinée de ce siècle rendit Molière contemporain de Corneille et de Racine. Il n’est pas vrai que Molière, quand il parut, eût trouvé le théâtre absolument dénué de bonnes comédies. Corneille lui-même avait donné le Menteur, pièce de caractère et d’intrigue, prise du théâtre espagnol, comme le Cid ; et Molière n’avait encore fait paraître que deux de ses chefs-d’œuvre, lorsque le public avait la Mère coquette de Quinault, pièce à la fois de caractère et d’intrigue, et même modèle d’intrigue. Elle est de 1664 ; c’est la première comédie où l’on ait peint ceux que l’on a appelés depuis les marquis. La plupart des grands seigneurs de la cour de Louis XIV voulaient imiter cet air de grandeur, d’éclat, et de dignité qu’avait leur maître. Ceux d’un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers ; et il y en avait enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux, et cette envie dominante de se faire valoir, jusqu’au plus grand ridicule.

Ce défaut dura longtemps. Molière l’attaqua souvent, et il contribua à défaire le public de ces importants subalternes, ainsi que de l’affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. Je ne parle ici que de ce service rendu à son siècle : on sait assez ses autres mérites.

C’était un temps digne de l’attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de

  1. Voltaire parle peut-être d’après la tradition de son temps ; mais M. de Saint-Surin, dans sa notice sur Mme de Sévigné, affirme que cette phrase ne se trouve dans aucune des Lettres de Mme de Sévigné. (B.)

    — Remarquez que Voltaire ne fait pas dire précisément à Mme de Sévigné que Racine passerait comme le café, phrase qu’on lui prête communément.