Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/420

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portait un faux pavillon anglais, vendit le vaisseau, et écrivit aux chefs des Corses que, si on voulait le choisir lui-même pour roi, il promettait de chasser les Génois de l’île avec le secours des principales puissances de l’Europe, dont il était sûr.

Il faut qu’il y ait des temps où la tête tourne à la plupart des hommes. Sa proposition fut acceptée[1]. Le baron Théodore aborda, le 15 mars 1736, au port d’Aléria, vêtu à la turque, et coiffé d’un turban. Il début par dire qu’il arrivait avec des trésors immenses, et pour preuve il répandit parmi le peuple une cinquantaine de sequins en monnaie de billon. Ses fusils, sa poudre, qu’il distribua, furent les preuves de sa puissance. Il donna des souliers de bon cuir, magnificence ignorée en Corse. Il aposta des courriers qui venaient de Livourne sur des barques, et qui lui apportaient de prétendus paquets des puissances d’Europe et d’Afrique. On le prit pour un des plus grands princes de la terre : il fut élu roi : on frappa quelques monnaies de cuivre à son coin ; il eut une cour et des secrétaires d’État. Ce qui accrut principalement sa réputation et son pouvoir, c’est que le sénat génois mit sa tête à prix. Mais au bout de huit mois, les principaux Corses ayant reconnu le personnage, et le peu d’argent qu’il avait étant épuisé, il partit pour aller, disait-il, chercher les plus puissants secours.

Réfugié dans Amsterdam, un de ses créanciers le fit mettre en prison. Cette disgrâce ne le rebuta point ; il fit de nouvelles dupes du fond de sa prison même. Il ressemblait en cela à un marquis Dammi[2] de Conventiglio, qui, dans le même temps, parcourait toutes les cours, faisant de l’or pour les princes et les seigneurs qui en avaient besoin, et se faisait mettre en prison dans toutes les capitales de l’Europe.

Cependant les Génois sollicitèrent, en 1737, les bons offices de la France. Le cardinal de Fleury, qui avait pacifié les troubles de Genève, voulut aussi être l’arbitre de la paix entre Gênes et la Corse. Il fit partir le comte de Boissieux, neveu du maréchal de Villars, avec quelques troupes et des articles de pacification. Ce fut alors que les mécontents envoyèrent au roi cette supplique dont on a déjà parlé[3], dans laquelle ils se plaignaient de dix-

  1. Neuhoff avait eu une entrevue à Gênes dès 1732 avec Giafferi, prisonnier, puis plus tard, à Livourne, avec Orticone. Mais il faut dire que, depuis lors, les chefs corses l’avaient perdu de vue.
  2. Mathieu Dammi, fils d’un marbrier de Gênes. Cet aventurier, après avoir fait grand bruit à Paris, se retira en Autriche vers 1725, et laissa des Mémoires, imprimés, in-8o, en 1739 (Cl.)
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