Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/74

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Cet homme, connu par un mélange assez ordinaire de passions et de religion, et qui est mort fou, plongea l’esprit de sa pénitente dans des rêveries mystiques dont elle était déjà atteinte. L’envie d’être une sainte Thérèse en France ne lui permit pas de voir combien le génie français est opposé au génie espagnol, et la fit aller beaucoup plus loin que saint Thérèse. L’ambition d’avoir des disciples, la plus forte peut-être de toutes les ambitions, s’empara tout entière de son cœur.

Son directeur Lacombe la conduisit en Savoie dans son petit pays d’Annecy, où l’évêque titulaire de Genève fait sa résidence. C’était déjà une très-grande indécence à un moine de conduire une jeune veuve hors de sa patrie ; mais c’est ainsi qu’en ont usé presque tous ceux qui ont voulu établir une secte : ils traînent presque toujours des femmes avec eux. La jeune veuve se donna d’abord quelque autorité dans Annecy par sa profusion en aumônes. Elle tint des conférences ; elle prêchait le renoncement entier à soi-même, le silence de l’âme, l’anéantissement de toutes ses puissances, le culte intérieur, l’amour pur et désintéressé qui n’est ni avili par la crainte, ni animé de l’espoir des récompenses.

Les imaginations tendres et flexibles, surtout celles des femmes et de quelques jeunes religieux, qui aimaient plus qu’ils ne croyaient la parole de Dieu dans la bouche d’une belle femme, furent aisément touchées de cette éloquence de paroles, la seule propre à persuader tout à des esprits préparés. Elle fit des prosélytes. L’évêque d’Annecy obtint qu’on la fît sortir du pays, elle et son directeur. Ils s’en allèrent à Grenoble. Elle y répandit un petit livre intitulé le Moyen court[1], et un autre sous le nom des Torrents[2], écrits du style dont elle parlait, et fut encore obligée de sortir de Grenoble.

Se flattant déjà d’être au rang des confesseurs, elle eut une vision, et elle prophétisa ; elle envoya sa prophétie au P. Lacombe : « Tout l’enfer se bandera, dit-elle, pour empêcher les progrès de l’intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. La tempête sera telle qu’il ne restera pas pierre sur pierre, et il me semble que dans toute la terre il y aura trouble, guerre, et renversement. La femme sera enceinte de l’esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle. »

  1. Moyen court et très-facile de faire l’oraison du cœur, Grenoble, 1685, in-12.
  2. Elle entend par torrents les âmes qui sont sorties de Dieu et qui retourneront se perdre en lui. C’est un livre analogue au Château intérieur de l’âme de sainte Thérèse. (G. A.)