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LIVRE PREMIER.


On ne manqua pas de rapporter ces réponses au roi son père, qui s’écria : « Voilà un enfant qui vaudra mieux que moi, et qui ira plus loin que le grand Gustave. » Un jour il s’amusait dans l’appartement du roi à regarder deux cartes géographiques, l’une d’une ville de Hongrie prise par les Turcs sur l’empereur, et l’autre de Riga, capitale de la Livonie, province conquise par les Suédois depuis un siècle. Au bas de la carte de la ville hongroise, il y avait ces mots tirés du livre de Job : « Dieu me l’a donnée, Dieu me l’a ôtée ; le nom du Seigneur soit béni. » Le jeune prince, ayant lu ces paroles, prit sur-le-champ un crayon, et écrivit au bas de la carte de Riga : « Dieu me l’a donnée, le diable ne me l’ôtera pas[1]. » Ainsi dans les actions les plus indifférentes de son enfance, ce naturel indomptable laissait souvent échapper de ces traits qui caractérisent les âmes singulières, et qui marquaient ce qu’il devait être un jour.

Il avait onze ans lorsqu’il perdit sa mère. Cette princesse mourut en 1693, le 5 août, d’une maladie causée, dit-on, par les chagrins que lui donnait son mari, et par les efforts qu’elle faisait pour les dissimuler[2]. Charles XI avait dépouillé de leurs biens un grand nombre de ses sujets par le moyen d’une espèce de cour de justice nommée la chambre des liquidations, établie de son autorité seule. Une foule de citoyens ruinés par cette chambre, nobles, marchands, fermiers, veuves, orphelins, remplissaient les rues de Stockholm, et venaient tous les jours à la porte du palais pousser des cris inutiles. La reine secourut ces malheureux de tout ce qu’elle avait : elle leur donna son argent, ses pierreries, ses meubles, ses habits même. Quand elle n’eut plus rien à leur donner, elle se jeta en larmes aux pieds de son mari pour le prier d’avoir compassion de ses sujets. Le roi lui répondit gravement : « Madame, nous vous avons prise pour nous donner des enfants, et non pour nous donner des avis. » Depuis ce temps il la traita, dit-on, avec une dureté qui avança ses jours.

Il mourut quatre ans après elle, le 15 avril 1697, dans la cinquante-deuxième[3] année de son âge, et dans la trente-septième de son règne, lorsque l’empire, l’Espagne, la Hollande, d’un côté, et la France de l’autre, venaient de remettre la décision de leurs

  1. Deux ambassadeurs de France en Suède m’ont conté ce fait. (Note de Voltaire.)
  2. Le P. Barre, génovefain, a copié tout cet article dans son Histoire d’Allemagne, tome VII, et il l’applique à un comte de Virtemberg. (Id.)
  3. Toutes les éditions, même du vivant de l’auteur, portent quarante-deuxième. Charles XI étant né en 1645, suivant l’Art de vérifier les dates, et mort en 1697, j’ai fait la correction nécessaire. (B.)