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HISTOIRE DE CHARLES XII.


qu’il pût fondre, au point du jour, sur l’aile gauche des ennemis, qui n’avait point encore été tout à fait rompue. À deux heures du matin le général Vede, qui commandait cette gauche, ayant su le gracieux accueil que le roi avait fait aux autres généraux, et comment il avait renvoyé tous les officiers subalternes et les soldats, l’envoya supplier de lui accorder la même grâce. Le vainqueur lui fit dire qu’il n’avait qu’à s’approcher à la tête de ses troupes, et venir mettre bas les armes et les drapeaux devant lui. Ce général parut bientôt après avec ses Moscovites, qui étaient au nombre d’environ trente mille. Ils marchèrent tête nue, soldats et officiers, à travers moins de sept mille Suédois. Les soldats, en passant devant le roi, jetaient à terre leurs fusils et leurs épées ; et les officiers portaient à ses pieds les enseignes et les drapeaux. Il fit repasser la rivière à toute cette multitude, sans en retenir un seul soldat prisonnier[1]. S’il les avait gardés, le nombre des prisonniers eût été au moins cinq fois plus grand que celui des vainqueurs.

Alors il entra victorieux dans Narva, accompagné du duc de Croï et des autres officiers généraux moscovites : il leur fit rendre à tous leurs épées, et, sachant qu’ils manquaient d’argent, et que les marchands de Narva ne voulaient point leur en prêter, il envoya mille ducats au duc de Croï, et cinq cents à chacun des officiers moscovites, qui ne pouvaient se lasser d’admirer ce traitement, dont ils n’avaient pas même d’idée. On dressa aussitôt à Narva une relation de la victoire pour l’envoyer à Stockholm et aux alliés de la Suède ; mais le roi retrancha de sa main tout ce qui était trop avantageux pour lui et trop injurieux pour le czar. Sa modestie ne put empêcher qu’on ne frappât à Stockholm plusieurs médailles pour perpétuer la mémoire de ces événements. Entre autres on en frappa une qui le représentait d’un côté sur un piédestal où paraissaient enchaînés un Moscovite, un Danois, un Polonais ; de l’autre était un Hercule armé de sa massue, tenant sous ses pieds un Cerbère avec cette légende : Tres uno contudit ictu.

Parmi les prisonniers faits à la journée de Narva, on en vit un qui était un grand exemple des révolutions de la fortune : il était fils aîné et héritier du roi de Géorgie ; on le nommait le czarafis

  1. Tout cela n’est pas fort exact. Les vaincus avaient demandé à se retirer avec armes et bagages, les vainqueurs le leur avaient accordé ; mais la convention ne fut exécutée qu’envers l’une des deux divisions ; l’autre, contre la foi de la capitulation, fut insultée, pillée et désarmée. (G. A.)