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GOUVERNEMENT DE LA PRINCESSE SOPHIE.
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force que par la sainteté du lieu. De là Sophie négocia avec le rebelle, le trompa, l’attira à moitié chemin, et lui fit trancher la tête, ainsi qu’à un de ses fils, et à trente-sept strélitz qui l’accompagnaient[1].

Le corps des strélitz, à cette nouvelle, s’apprête à marcher en armes au couvent de la Trinité, il menace de tout exterminer : la famille czarienne se fortifie ; les boïards arment leurs vassaux ; tous les gentilshommes accourent ; une guerre civile sanglante commençait. Le patriarche apaisa un peu les strélitz ; les troupes qui venaient contre eux de tous côtés les intimidèrent : ils passèrent enfin de la fureur à la crainte, et de la crainte à la plus aveugle soumission, changement ordinaire à la multitude[2]. Trois mille sept cents des leurs, suivis de leurs femmes et de leurs enfants, se mirent une corde au cou, et marchèrent en cet état au couvent de la Trinité, que trois jours auparavant ils voulaient réduire en cendres. Ces malheureux se rendirent devant le monastère, portant deux à deux un billot et une hache ; ils se prosternèrent à terre, et attendirent leur supplice ; on leur pardonna[3]. Ils s’en retournèrent à Moscou en bénissant leurs maîtres, et prêts, sans le savoir, à renouveler tous leurs attentats à la première occasion.

Après ces convulsions, l’État reprit un extérieur tranquille ; Sophie eut toujours la principale autorité, abandonnant Ivan à son incapacité, et tenant Pierre en tutelle. Pour augmenter sa puissance, elle la partagea avec le prince Basile Gallitzin, qu’elle fit généralissime, administrateur de l’État, et garde des sceaux : homme supérieur en tout genre à tout ce qui était alors dans cette cour orageuse ; poli, magnifique, n’ayant que de grands desseins, plus instruit qu’aucun Russe parce qu’il avait reçu une éducation meilleure, possédant même la langue latine, presque totalement ignorée en Russie ; homme d’un esprit actif, laborieux, d’un génie au-dessus de son siècle, et capable de changer la Russie s’il en avait eu le temps et le pouvoir comme il en avait la volonté. C’est l’éloge que fait de lui La Neuville[4] envoyé pour lors de Pologne en Russie, et les éloges des étrangers sont les moins suspects.

  1. 1682. (Note de Voltaire.) — Plusieurs historiens disent que Chavanskoi était innocent, et que Sophie avait imaginé la conspiration pour se débarrasser de lui. (G. A.)
  2. Ce n’était pas seulement la crainte qui les possédait alors, mais l’idée du sacrilége qu’ils avaient failli commettre en voulant attaquer leurs dieux terrestres, les deux czars.
  3. Sauf quelques-uns qui furent suppliciés.
  4. P.-C. Levesque, dans une note imprimée par Palissot, reproche à Voltaire d’avoir cité La Neuville, qu’il prétend n’être qu’un pseudonyme. Le Moréri de 1759